30 Sep 2011

La révélation (2/2)

Publié à 13h00 par , et sous Magie et illusionnisme, Représentations et modèles

Suite et fin des leçons à tirer de la série des Breaking the Magician’s Code: Magic’s Biggest Secrets Finally Revealed : affinons notre regard et développons nos capacités d’analyse des tours de magie.

Reprenons notre étude au point où nous l’avons laissée (la révélation, épisode 1) : comment décoder les tours de magie pour comprendre les trucs utilisés ?

On pourrait dresser une liste des éléments à vérifier ou surveiller, mais ce serait beaucoup révéler, et trop vous mâcher le travail (alors qu’il y a du plaisir à prendre dans la recherche et la découverte, à mesure que l’on s’initie aux arcanes antiques). Nous avons besoin des analyses et des idées de Tesla.

1. Voir les trucs (1/2) : approche globale par écart à la norme

Une approche générale consiste, face à un tour donné, à commencer par se poser la question suivante : comment s’y prendrait quelqu’un qui aurait réellement le pouvoir exhibé par l’illusionniste ?

D’abord, il ne s’amuserait peut-être pas à faire la preuve de son talent partout, à tout le monde et à tout bout-de-champ. Admettons. Mais bon, s’il choisissait de le faire, que ce soit dans la rue (street magic), à une table de café-théâtre (close-up), dans le cadre d’un spectacle élégamment scénographié (stage magic), ou bien même dans une capsule spatiale envahie de carottes (space rabbit magic), que ferait-il exactement pour vous convaincre ? Si un prestidigitateur pouvait faire léviter des objets, pourquoi ne vous ferait-il pas léviter vous, ou au moins votre portefeuille rempli de pesos ? Si cette belle mentaliste aux formes généreuses pouvait véritablement lire dans vos pensées, ne croyez-vous pas qu’elle serait trop choquée pour continuer à vous adresser la parole ?

Mieux : si cet humain aux pouvoirs extraordinaires tenait vraiment à vous persuader de la réalité de son don (à part pour épater les filles, on se demande décidément pourquoi il en aurait envie, plutôt que de chercher à gagner au loto à coup sûr), comment s’y prendrait-il pour que sa démonstration ne puisse souffrir aucune critique ? Opérerait-il dans un espace si encombré (dans lequel on peut utilement cacher des objets) ? Ne vous laisserait-il pas étudier tous les accessoires qu’il utilise, sous toutes les coutures, aussi longtemps que vous le souhaiterez ? Aurait-il vraiment un costume de scène si ridicule (remarquez, la plupart des superhéros portent bien un slip par-dessus leur pantalon) ? Vous, par exemple, que feriez-vous à sa place ?

Dans l’ensemble, le magicien et son équipe lâcheraient un peu le contrôle, vous laisseraient plus de liberté, et chercheraient à privilégier clarté, lisibilité et visibilité. Alors, en imaginant ce scénario idéal et en le gardant en tête tout au long de la représentation, il faut s’efforcer de pointer tous les écarts à un tel scénario. Vous constaterez ainsi que certains de ces écarts n’ont de sens que pour ce qu’ils permettent d’effectuer en douce. Mais attention, car d’autres différences observées auront un sens tout à fait artistique (si les mouvements de main de cet escamoteur sont si alambiqués, par exemple, c’est tout simplement pour qu’ils paraissent plus gracieux à l’œil, ou peut-être parce que la scène est envahie de moustiques). Un bon magicien jouera d’ailleurs sur cette dimension artistique, à camoufler un maximum d’entourloupes sous couvert d’esthétisme et de chorégraphie. Parfois, ce seront même les efforts de clarté de l’illusionniste qui seront à blâmer : cet escalier qu’on repousse en coulisses pour alléger un peu la scène, ne nous couve-t-il pas quelque chose ?

Si l’illusion marche, c’est donc selon un principe similaire à cette idée que nous ne détectons pas toujours les fautes d’orthographe d’un texte soumis à notre lecture, alors que si l’on nous avait demandé de le rédiger nous-mêmes sous la dictée, nous ne les aurions pas commises. L’environnement et l’expérience proposés par la performance sont précisément conçus pour nous priver de nos capacités de réflexion les plus poussées ; or, il faut l’admettre, nous l’acceptons bien volontiers. En écho à la suspension du jugement prônée par les philosophes sceptiques, David Copperfield parle, à la suite de l’écrivain anglais Samuel Taylor Coleridge, de “suspension of disbelief”.


“I (dis)believe he can fly” (Air Kelly)

2. Voir les trucs (2/2) : approche locale par détricotage compulsif

Une autre technique, inspirée par le mode de pensée de notre extra-terrestre Mario, consiste à voir les tours de magie “en martien”. Il s’agit d’appréhender l’expérience de manière froide et détachée, sans passion, en adoptant une démarche scientifique rigoureuse qui requiert de grandes capacités de remise en question, voire d’introspection. Concrètement, cela implique de s’attacher aux seules informations sensorielles, sans chercher à remplir les blancs dans les histoires que nous racontent nos sensations incomplètes, et relâcher progressivement toutes les hypothèses que l’on a pu émettre sur ce que l’on a réellement vu, entendu ou senti. On déconstruit, on découpe, on doute, on questionne, puis on met à profit sa créativité et ses mécanismes de pensée latérale pour envisager d’autres réalités compatibles avec ce que nos sens ont perçu.

Par exemple, lorsque ce cartomagicien a “remis” cet as de pique dans la poche intérieure de son veston… L’avez-vous véritablement vu remettre la carte ? Souvenez-vous, qu’avez-vous vu exactement ? L’une de ses mains (un bout de carte en dépassait-il, était-il encore visible ?) est partie en direction de sa poche intérieure (mais y est-elle vraiment allée ?), et s’est retrouvée momentanément cachée par le pan de veste (qu’a-t-il pu se passer d’autre à ce moment-là ?). On est très loin de “j’ai vu sa main prendre la carte et la glisser dans la poche intérieure de son veston”  (auquel cas on pourrait quand même continuer à poser les questions qui dérangent : quelle carte a-t-elle été prise, la main est-elle une véritable main humaine, qu’est-ce qui vous dit que le fond de la poche est fermé, toutes ces questions ont-elles un sens si le magicien a le pouvoir d’arrêter le temps, etc.). Il ne faut pas vouloir être “trop” intelligent, à deviner plus qu’on ne voit, et à déduire ce qui n’est que suggéré. Cette faculté d’imagination est certes indispensable à la vie de tous les jours (nul besoin de continuer à fixer jusqu’à la dernière seconde une voiture fonçant vers vous pour deviner qu’il vaut mieux finir de traverser la voie rapide au plus vite), cependant elle nous induira irrémédiablement en erreur si nous ne prenons garde à ce qu’elle nous dicte aveuglément au moment de décrire exactement ce que nous avons perçu.

3. Vers l’invention de nouveaux tours

Et puis il y a même plus fort que cette rétro-ingénierie de trucs : dans une approche inverse, on peut, en partant de l’idée du talent à démontrer, imaginer le moyen de produire l’effet dans les conditions présentées par le magicien. Si je voulais donner l’illusion de la téléportation, de l’apparition à volonté d’animaux croquignolets, ou même de la diminution du nombre de chômeurs dans une conjoncture de hausse constante, comment pourrais-je feindre de posséder ce pouvoir ? C’est là qu’interviennent la connaissance et la longue expérience du métier : il existe quantité de vieux secrets connus des seuls magiciens, qui s’échangent de main en main, de bouche à oreille ou même de main à œil, par les cours, les livres ou les vidéos, en club, en magasin ou sur le Net. S’appuyer sur l’expertise est la méthode la plus efficace pour percer les mystères des tours, puisque la connaissance des grandes catégories de trucs permet de cibler immédiatement les éléments autour desquels a pu se nouer l’entourloupe. L’initié applique à ses observations des schémas préétablis (le jeu de cartes a été mélangé “aléatoirement”, et pourtant la carte mystère apparaît maintenant en première position, comme c’est étrange…). Le stade ultime de la compréhension de la magie, c’est donc la capacité à inventer de nouveaux tours et de nouveaux effets. Toujours en partie, bien sûr, en revisitant ses classiques, en faisant du neuf avec du vieux, par exemple en optant pour l’excès et la démesure (quitte à réaliser une évasion spectaculaire, pourquoi ne pas s’enfermer dans un coffre-fort dans un immeuble sur le point d’imploser ? A noter que la manœuvre aurait été encore plus impressionnante dans les tours jumelles mentionnées dans l’article précédent…).

Corollaire : par défaut, ne croyez pas ce que dit un magicien. Bon, sauf s’il vous glisse “la soupe est pas assez salée” en début de repas ou s’exclame “attention tu vas marcher dans une crotte !” en pleine rue, bien sûr, mais veillez au grain. Dans l’ensemble, disons qu’il faut vous méfier dès lors qu’un magicien semble avoir quelque chose à gagner de ses affirmations (lorsque, en quelque sorte, “le crime profite”). Il peut avoir à gagner un bien matériel ou des ressources financières, ou de façon plus terre-à-terre votre attention, votre estime, la gloire, ou même un certain statut social. Attention aux déclarations qui permettent à leurs auteurs de se hisser sur scène ou de s’y maintenir (les planches brûlent). Attention à ceux qui font parler d’eux dans des contextes sortant de l’ordinaire : il faut prendre avec de très fines pincettes ce qu’ils souhaitent vous faire croire. A fortiori, ne soyez pas dupes de ce qu’ils vous révèlent de leurs secrets (Derren Brown est un spécialiste dans le domaine, n’hésitant pas à justifier de sa capacité à prédire les résultats du loto anglais par le recours à la supposée “intelligence collective” d’un grand groupe de prédicteurs anonymes !).

Charge à vous, au préalable, de savoir identifier un magicien 😉 !

Conclusion

Au final, que retenir de tout cela ? What’s in it for me? se demande le Capitaine Hannibal, soucieux de pragmatisme et d’efficacité. Il a besoin d’un résumé concret de quelques idées fortes, pertinentes au regard de notre objectif de lutte contre les forces de la manipulation. Voici donc les principaux enseignements à emporter chez soi aujourd’hui :

  • Il ne faut pas sous-estimer les efforts des illusionnistes pour créer des effets impressionnants
  • Les tours de magie produisent leur effet à cause de notre tendance à voir autre chose que ce que l’on a précisément sous les yeux
  • Pour ne pas céder à cette faiblesse, et tenter de mettre à jour les secrets d’un tour de magie, on peut soit s’attarder sur les décalages entre nos observations et un scénario idéal dans lequel l’effet serait montré sans aucune fioriture, soit prendre du recul sur la performance, souligner ce qui est suggéré plutôt que révélé, et imaginer ce que la suggestion peut servir à dissimuler
  • A terme, la connaissance des différents artifices de la magie permet à l’initié de pointer rapidement les trucs utilisés, et d’inventer ses propres tours
  • La série des MBSFR est une excellente introduction à la découverte des secrets de la magie et des grandes illusions

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