30 Avr 2012

Il ne peut en rester que quelques-uns (au mieux)

Publié à 23h46 par , et sous Langage et communication, Mentalisme et hypnose, Psychologie, Scepticisme et zététique

Après avoir présenté les principes de la lecture à froid puis employé ses techniques pour analyser un exemple d’ “expérience médiumnique”, nous finirons par décrire comment se prémunir contre cette vilaine forme de manipulation. Comment la lecture à froid produit-elle ses effets ? Comment les détecter, et comment les bloquer ? Armés des recommandations suivantes, vous pourrez vous affronter aux pouvoirs de ceux qui se revendiquent voyants ou médiums. Vous saurez mettre à jour les plus vils charlatans… Pour que seuls restent sur le marché les véritables clairvoyants. S’il en existe.

C'est vrai qu'on pourrait trancher la tête des voyants qui ne passent pas le test...

Afin de comprendre comment contrecarrer l’utilisation de la lecture à froid, il est utile de bien cerner par quel moyen elle opère.

1. Pourquoi la lecture à froid “marche”

D’abord, la mise en scène crée les conditions d’une expérience inhibant notre recours à la raison. A cause de l’environnement proposé par le “lecteur”, mais aussi de nos propres croyances (préalables ou induites par la situation), il nous est difficile de prendre du recul sur ce que nous vivons le temps de la lecture :

  • Ambiance déstabilisante : intime mais mystérieuse, l’atmosphère  nous rassure suffisamment pour que nous ne soyons pas trop mal à l’aise, mais pas assez pour que nous nous sentions pleinement maîtres de la situation
  • Autorité et sérieux : les signes extérieurs d’autorité (certificats, diplômes…), l’utilisation d’un support (tarot, boule de cristal…) et la personne même du lecteur (allure, voix…) inspirent la déférence, voire la soumission ; le temps de l’expérience, nous nous plaçons entre les mains d’un expert auquel nous accordons notre confiance

Ensuite, en cours de lecture, nos propres lacunes nous empêchent d’agir et de réagir avec discernement. Dans le dialogue qui s’établit avec le lecteur, nos limites naturelles nous rendent bien mauvais juges de nos savoirs et de nos actes :

  • Besoin de reconnaissance : parce qu’on ressent le besoin d’être accepté, voire de plaire, nous avons tendance à donner à notre interlocuteur ce qu’il attend de nous. Nous en disons davantage que nous ne souhaiterions (et ne devrions), sauf que nous sommes incapables de le remarquer. Les clients les plus sincères nieront farouchement avoir fourni des informations au lecteur, arguant qu’ils n’ont répondu à aucune question, ou pas même prononcé un mot ; mais sont-ils conscients de renvoyer un feedback à leur seul ton de voix, ou à leur langage du corps ? Nos micro-expressions, sourires et hochements de tête nous sont peut-être imperceptibles, mais ceux qui nous observent minutieusement sauront les décoder
  • Validation subjective : parce que notre cerveau aime à créer du sens, ne serait-ce que pour nous rassurer face à un monde trop chaotique, il préfère concevoir des raisons que laisser un phénomène expliqué (“si cet homme peut avoir des renseignements sur mon grand-père mort, c’est qu’il est entré en contact avec lui !”). Il nous pousse également à saisir une signification profonde derrière un énoncé vague. De plus, comme nous apprécions de pouvoir tout ramener à notre personne, nous avons la fâcheuse propension à rattacher à une expérience personnelle toute vision imprécise formulée par le lecteur, un biais cognitif qualifié de “validation subjective” (“-‘Vincent‘, ça vous dit quelque chose ? – Oui, c’est le nom du copain de ma sœur !”). Dans le cadre d’une lecture à froid, nous devenons ainsi regrettablement collaboratif, proposant nous-mêmes des explications aux descriptions les plus floues
  • Manque de connaissance sur le monde : plus généralement, les limites à notre empathie et à notre capacité à vivre les expériences des autres nous empêchent de mettre en perspective les éléments apportés par une lecture ; l’ignorance des données statistiques sur la population achève de nous rendre inapte à percevoir comment ce qui est exprimé par le lecteur pourrait finalement s’appliquer à beaucoup de monde

Bon pied bon œil

Enfin, la lecture pourra dans tous les cas nous laisser une bonne impression, puisque :

  • Nous aurons été considérés : le lecteur témoigne pour nous d’un intérêt sincère. Disposé à nous écouter parler de nos problèmes, il nous offre de parler de nous-même
  • Nous aurons eu à entendre ce que nous voulions entendre : le lecteur se sera attardé sur des choses positive et flatteuses ; s’il a fait des prédictions, elles sont rassurantes et conformes à nos désirs (“oui, nous allons réussir/maigrir/déménager/changer de boulot/trouver un partenaire/avoir une meilleure année”). Les “diseurs de bonne aventure” portent bien leur nom : ils se doivent d’annoncent un futur heureux !
  • Nous survaloriserons les succès : nous aurons tendance à oublier les échecs (les analyses du lecteur tombées à plat) pour ne nous souvenir que des réussites (les faits ou détails bien vus). Notre mémoire défaillante nous jette en pâture à cette forme détestable de biais de confirmation (prédisposition à ne prendre en compte que les éléments renforçant nos convictions)
  • Nous ajouterons des détails inexacts : pire, nos souvenirs reconstitués auront pour effet de gratifier le lecteur de plus de précision qu’il n’en aura réellement eu

2. Techniques de blocage

Pour Ian Rowland, l’auteur de notre livre de référence, la seule manière efficace de contrer les effets d’une lecture à froid est d’en connaître les techniques. Si, plongé dans une expérience de lecture à froid, vous souhaitez empêcher le lecteur d’user ainsi de son influence, voici les règles à respecter :

  • Garder la tête froide – comme la lecture utilisée pour vous décoder 😉 !

Il importe de rester calme et raisonnable ; charmant, poli, accessible, mais sous contrôle. Agir avec sang-froid vous permet de maintenir vos sens et votre raison en éveil. En même temps, vous montrer courtois et de bonne humeur interdira au lecteur de vous sortir l’excuse des “ondes négatives” (“je sens comme un esprit hostile dont émanent de mauvaises ondes qui me perturbent la lecture…”).

N’hésitez pas à réaliser un enregistrement audio ou vidéo de la séance, si vous y parvenez. Vous pourrez vous pencher sur les résultats à tête reposée ; vous comptabiliserez vous-même combien il y a eu de réussites, pour combien d’échecs…

  • S’efforcer de ne renvoyer ni signaux ni informations

Garder un visage impassible, parler d’une voix neutre, ne pas répondre aux questions. Rester évasif, éluder (“je ne sais pas / ne suis pas sûr / dois réfléchir / vous dirai plus tard”) ou donner des réponses qui n’engagent pas et n’informent pas.

Don't feed the cold reader

Prenez exemple sur la réplique du héros de Bref à un employé d’un centre d’appels, alors qu’il travaille lui-même dans une telle boîte (voir vidéo à 1’35) :

– Je ne souhaite pas répondre à vos questions.

– Ah bon, pourquoi ?

– Ben ceci est une question, je ne souhaite pas y répondre.

– [Blanc] Ah, vous êtes de la maison ?

Un exemple qui illustre également la règle suivante :

  • Clarifier et souligner ce qui est en train de se passer

Exposez ouvertement votre interprétation de la situation ou des paroles du lecteur (“ah, je comprends, vous voulez dire qu’en fait…”). Révélez directement la structure ou la formule qui régit les éléments employés (après un chaud-froid : “pour résumer, vous me dites que je peux être à la fois extraverti et introverti… Mais, c’est-à-dire, je suis quoi exactement ? C’est l’un ou c’est l’autre ?”). Faites-le avec ingénuité, et vous signifierez sans ambages que la technique ne peut fonctionner sur vous.

En particulier, si vous détectez qu’une question vous a été posée, même sous la forme d’une déclaration interrogative, dites-le ! “Excusez-moi, je suis confus : êtes-vous en train de me dire quelque chose, ou de me demander des informations ? Je préférerais ne rien dire ; j’avais compris que c’était aux cartes de parler, pas à moi.” Ou simplement : “excusez-moi, c’est une question ? Je suis plus intéressé par ce que vous avez à me dire que parce que je peux vous dire moi-même”. De la sorte, vous légitimez aussi le fait de ne pas répondre à la question posée – vous avez payé pour recevoir, que diable, pas pour donner !

Le pire, c’est que vous pouvez toujours vous justifier en arguant de votre volonté de défendre les voyants : “j’ai des copains sceptiques qui croient que les voyants ne font que soutirer de l’info de façon détournée, puis la refourguer d’une manière ou d’une autre en cours de séance. Je veux être sûr de ne rien dévoiler sur moi, comme ça je pourrai convaincre mes amis que vous êtes différent, et que vos capacités sont authentiques !”

Une fois la structure mise à nu, à vous de la saboter ! Montrez que les questions posées n’ont pas de sens, ou sont beaucoup trop imprécises :

– Qui était “Vincent” pour vous ?

– Vincent qui ? C’est quoi son nom de famille ? [Note de Rowland : pourquoi le tarot pourrait-il livrer des prénoms et pas des noms 😉 ?] C’est un nom ou un prénom ? J’en connais pas mal, des Vincent…

Insistez sur votre difficulté à saisir les énoncés flous : “vous dites percevoir une transition dans ma vie, mais de quel type ? Professionnelle, sentimentale, sociale… ?”

Rappelez-vous : ce type de comportement déstabilisera nécessairement un charlatan utilisant des techniques de la lecture à froid ; un véritable voyant, lui, ne sera nullement importuné par une telle attitude.

Vous ne prenez donc aucun risque à essayer ! Pour ceux qui aiment vivre dangereusement, en revanche, il existe des approches nettement plus offensives :

  • nommer le jeu : non seulement vous exposez la structure de l’élément qu’utilise le lecteur… mais vous mentionnez carrément son nom, en interprétant directement les intentions de votre interlocuteur ! “Donc là, vous êtes en train de me dire que je suis une chose et son contraire, en espérant que je me reconnaisse un peu dans les deux portraits, ce qui a de grandes chances d’être le cas, puisque le caractère concerné est loin d’être quantifiable. Principe du chaud-froid, forme de déclaration Barnum qui s’applique à tout le monde. Vous me prenez pour qui ?”
  • appâter et frapper : de façon à peine moins subtile, vous pouvez mentir effrontément au lecteur en cours de séance, évoquant des personnages qui n’existent pas, ou des faits inventés. A la fin, votre glaive vengeur s’abat sur la tête de l’arroseur arrosé : “Donc là, pendant un quart d’heure, vous avez été en communication avec ma grand-mère Gertrude, morte il y a 15 ans ? Il faudra que vous m’expliquiez comment vous avez pu dialoguer avec quelqu’un qui n’existe pas. Mes mamies s’appellent Germaine et Yolande, et se trouvent en très bonne santé, merci pour elles.”


Rira bien qui rira le dernier

Dans les deux cas, face à un escroc, la séance risque de tourner court, et gare à la réaction de votre interlocuteur… Il risque de modérément apprécier votre tentative de mettre à jour sa véritable nature. A manier avec précaution !

3. Bonus : comment se défendre face aux croyants

  • Comment répondre à un “non mais faut être ouvert !”

Nous suivons Rowland sur ce point : ouvert n’est pas synonyme de crédule. Il est raisonnable d’être ouvert lorsque nous n’avons aucune bonne raison de défendre une opinion (par exemple, je suis ouvert aux cultures étrangères si je n’ai aucun argument rationnel contre l’acceptabilité de ces cultures) ; à l’inverse, être ouvert aux théories farfelues sous prétexte qu’il faut être tolérant n’a pas vraiment de sens ! On peut accepter d’écouter les allégations extraordinaires, mais la masse des preuves soutenant une thèse dominante rend bien peu judicieux l’idée d’endosser les inepties “par ouverture d’esprit”.

  • Comment répondre à un “vas-y, explique-moi comment il a pu deviner ça !”

Ce genre d’injonction est à balayer d’un revers de main. Montrer comment un voyant a pu “savoir ça” revient à tenter d’expliquer un tour de magie raconté par un tiers : il est impossible de considérer comme fiable le récit fait a posteriori par le rapporteur. Il n’est pas raisonnable de le croire, parce que, par défaut, nous ne sommes pas de fins observateurs, notre mémoire nous trompe, nos descriptions comportent des erreurs, et simplifient grandement l’histoire. En clair :

“when we hear someone describing what happened to them, we are usually getting a simplified account, not very well described, of something not very well remembered, of something not very well observed in the first place”

[“quand on entend quelqu’un décrire ce qui lui est arrivé, nous avons générélement droit à un compte-rendu simplifié, pas très bien décrit, de quelque chose qui n’est pas très bien remémoré, et qui n’avait déjà pas été bien observé au début”]

Ian Rowland, The Full Facts Book of Cold Reading

Besoin d’une preuve de votre incapacité à dompter votre mémoire ? Consultez donc cette expérience de notre camarade Lazarus.

  • Comment expliquer à des croyants qu’ils se fourvoient complètement

C’est, malheureusement, beaucoup plus délicat qu’on ne pourrait le croire. Un croyant ne passe pas facilement de la croyance à la non-croyance. Même face à des preuves irréfutables d’escroquerie et de manipulation, d’un point de vue psychique, il est beaucoup plus rassurant de continuer à soutenir ses positions illusoires. Pour que le croyant accepte de renoncer à ses fictions, la réalité doit lui être dévoilée progressivement afin qu’il ne risque pas de sombrer dans l’anxiété et le désespoir ; il doit se convaincre lui-même que la vérité est ailleurs.

Difficile de jouer cartes sur table

Sur ce sujet, un livre en accès libre ici s’impose à la lecture (à chaud !) : Confessions of a Medium. Ecrit par un auteur soucieux de conserver l’anonymat (il semble s’appeler Parker, si ça vous intéresse), il a été publié dans la seconde moitié du 19e siècle, en pleine période victorienne, alors que la mode est au spiritisme. Décrit comme autobiographique, si l’on en croit le contenu, l’édifiant récit raconte le lent désenchantement d’un innocent gentilhomme découvrant peu à peu que le médium avec lequel il s’est associé, et qu’il croyait sincèrement doué de pouvoirs extraordinaires, n’est autre qu’un charlatan.

L’histoire, remarquablement écrite, est plutôt émouvante, quoiqu’elle comporte son lot de cocasseries. Faits, sentiments et opinions sont exposés sans aucun jugement, mais il faut le lire pour le croire : le narrateur est d’une naïveté absolument désarmante. Tout au long du récit, il témoigne avec candeur de son incapacité à douter, à questionner sa foi, à capter les signaux suspects et répondre aux appels à la raison.

Il est intéressant de noter les traits de caractère qui l’empêchent de réagir. D’une part, c’est le besoin irrépressible de croire qui précipite le narrateur dans les bras des escrocs : de fervent chrétien, il devient fervent défenseur du spiritisme (et renie l’Eglise) ; il ne peut s’empêcher de croire et de faire confiance – jusqu’à la toute fin. D’autre part, souffrant d’un besoin extrême de reconnaissance et d’acceptation, infiniment respectueux des conventions et de la morale, soumis aux normes sociales de son milieu, il ne sait pas dire non. Jouet des évènements et des individus qui l’entourent, il tient presque de la victime consentante. Quant au médium, fin psychologue à l’ego démesuré, ingénieux et habile, c’est un personnage brillant.


Pour revivre l’esprit des “séances” du 19e siècle, munissez-vous d’un casque (obligatoire, sinon ça marche pas) et éteignez la lumière. Âmes sensibles s’abstenir !

En fin de compte, la question à se poser serait donc plutôt : faut-il dire à des croyants qu’ils se fourvoient complètement ? (Et, si oui, est-on prêt à consentir aux efforts nécessaires pour leur faciliter la désillusion ?)

 

Conclusion

“I’m not saying I don’t trust you, and I’m not saying I do. But I don’t.”

[“Ecoutez, j’dis pas que j’crois pas votre histoire, peut-être bien que j’la crois. Mais j’la crois pas.”]

Topper Harley, Hot Shots! Part Deux

  • De par nos lacunes et nos travers d’homme anxieux et égocentré, nous sommes susceptibles d’être abusés par des experts en lecture à froid
  • Dans le cadre d’une séance de voyance, environnement, actions et croyances sont manipulés pour nous empêcher de mobiliser notre raison
  • On se prémunit contre cette forme d’influence en apprenant à garder la tête froide : il faut refuser de fournir des renseignements, et systématiquement faire échouer les techniques utilisées en exposant leur structure

 

Liens pour aller plus loin :

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