1 Avr 2012

L’œil du tigre – et celui du merlan frit

Publié à 23h34 par , et sous Histoires, images et symboles, Mentalisme et hypnose, Scepticisme et zététique, Sorties et divertissement

Un nouveau sport de compétition, récemment débarqué d’outre-Atlantique, connaît un succès grandissant : le staredown. Le public est séduit par le mélange de simplicité (apparente) et d’exigence (véritable). Le but du jeu ? Fixer son adversaire les yeux dans les yeux, comme on le fait quand on est enfant. Sauf que la bête compétition d’ego est devenue discipline aux règles codifiées, et depuis peu sport professionnalisé. La connaissance des techniques mises au point par les plus grands joueurs éclaire quelques caractéristiques méconnues d’un outil que l’on croit maîtriser : l’œil.

[Note préliminaire : nous prions les lecteurs les plus assidus de bien vouloir nous excuser pour l’entourloupe sur la date de publication de cet article et du suivant (“Il faut de tout pour faire un monde (de brutes)”, légèrement remanié). En effet, les paragraphes ci-dessous ont finalement été antidatés – et le billet suivant postdaté – afin de rendre compte de la chronologie réelle de l’activité d’écriture des auteurs, et de l’ordre dans lequel ils ont couché leurs idées sur le clavier. Maladresse réparée !]

Yo baisse les yeux, quand tu me regardes !

“L’œil était dans la tombe, et regardait Caïn”

Victor Hugo, “La Conscience”, La Légende des siècles

L’enveloppe corporelle abritant Maître Lupin rentre tout juste d’un week-end d’initiation à l’une des disciplines sportives les plus épatantes : le staredown. Venu des Etats-Unis d’Amérique, où la tendance à inventer ses propres règles pour jouer tout seul ne date pas d’hier, le nom de ce “sport” (nous-mêmes avons parfois du mal à lui reconnaître entièrement ce statut !) n’a même pas trouvé de traduction française apte à faciliter son intégration dans notre culture. Face à l’incapacité de ses fans à condenser toute la saveur de la compétition dans une expression suffisamment imagée (“lutte de regards” ?), l’épreuve continuera donc à bénéficier du prestige acquis aux dénominations anglo-saxonnes, en se présentant à nos yeux sous le titre de staredown.

Ce sport est naturellement pratiqué par l’homme depuis des temps anciens : joué à deux, il consiste simplement à soutenir le regard de son adversaire, aussi longtemps que possible, sans détourner les yeux ni cligner des paupières. Les écoliers en raffolent, les militaires et sportifs testostéronés (rugbymen, boxeurs, freefighters, etc.) se sentent obligés d’en montrer une forme tronquée avant de jeter leur masse de muscles dans la bataille, et les amoureux non encore déclarés n’y résistent généralement pas bien longtemps…

C'est du même niveau que "je te tiens par la barbichette", sauf que ça marche aussi avec les Orcs

Mais par-delà l’opposition entre des égos boursouflés, le staredown intéresse ceux qui le prennent au sérieux dans ses dimensions physique et mentale. Éprouvante, la compétition est un exercice de concentration qui défie le corps et l’esprit. Accrocher les yeux de son adversaire, verrouiller son regard sur le sien et tenir sa posture apprennent à faire le vide, supporter la souffrance et focaliser toute son énergie sur un objectif précis – davantage qu’une séance de méditation !

La discipline et la philosophie qui la sous-tend ont été mis à l’honneur dans un documentaire émouvant, Unflinching Triumph (voir bande-annonce ci-dessous). Le film, qui suit l’itinéraire de quelques passionnés du staredown, a largement contribué à le populariser par-delà les frontières. La candeur des fans, les sacrifices qu’ils consentent et l’abnégation dont ils font preuve dans leur préparation et leur entraînement nous réconcilieraient presque avec le sport de compétition.


Staredown to heaven

La pauvreté des enjeux, le dédain des puissances de l’argent (aucune des marques de sport contactées n’a daigné investir dans ce qui reste considéré comme un amusement puéril) et le manque général de moyens (mais de quoi les joueurs auraient-ils besoin ?) préservent la beauté du jeu (pour combien de temps encore ?). Effort, dépassement, échange, l’épreuve porte haut les valeurs du sport, trop souvent corrompues par la course à la performance personnelle d’un côté, et les pressions financières et commerciales de l’autre. Pour ces raisons, au moins, le staredown mérite d’être qualifié de sport.

Aux Etats-Unis, le staredown semble si novateur, si excentrique, si rafraîchissant, qu’il attire l’attention de stars que nous ne saurions soupçonner d’extravagance. Amusez-vous donc à vous entraîner avec Jessica Alba :


La caméra aurait cadré un peu plus bas, ç’aurait été bien plus difficile

Nous vous l’accordons : soutenir le regard de la nymphe aurait été plus ardu si elle s’était parée de ses atours naturels : le maillot de bain deux pièces. Même si le froid ambiant ne manque de souligner que ce n’est pas tout à fait de saison (en avril, ne te découvre pas d’un fil !), l’affiche de l’un des chefs-d’œuvre de Jessica nous rappelle douloureusement que le bikini semble avoir été inventé pour son corps de sirène :

Les Yeux dans le Grand Bleu

Revenons à nos poissons. Parmi les gros poissons qui se prêtent au jeu, donc : le basketteur Baron Davis, l’agent Zohan… Et même notre idole Derren Brown ! Mais lui semble véritablement doté de l’œil du tigre : on ne se mesure pas impunément au mentaliste-hypnotiseur. Car il connaît les techniques secrètes.

Quelles sont donc les techniques des champions, et que peuvent-elles nous apporter dans notre vie quotidienne ? Il existe évidemment plusieurs écoles, et des tactiques défensives (passives) ou plus offensives (actives), voire carrément agressives. A en croire les joueurs :

Certains choisissent de regarder droit dans les yeux. En s’efforçant de tenir tête à leur adversaire, ils se placent totalement dans le registre de l’affrontement : l’opposition est rapport de force. La victoire devient donc affaire de puissance intérieure, de capacité à écraser l’autre par le seul poids du regard et de la constance d’action. En outre, les vicieux renforcent parfois leur pouvoir en jouant de leur fibre animale. Abaissant leurs paupières, ils jettent un regard plus perçant à leur adversaire, à la manière des prédateurs (félins, oiseaux de proie…) qui aiguisent leur regard avant de passer à l’attaque.

Ah ben déjà qu'on aurait pas su comment le regarder entre les deux yeux...

Une question se pose cependant : où le regard est-il exactement posé ? Que signifie concrètement “regarder l’autre droit dans les yeux” ? Faites le test, et vous vous apercevrez sûrement que vous ne regardez pas “les” yeux, mais une zone beaucoup plus étroite… qui se réduit donc souvent à un seul œil. Plusieurs possibilités s’offrent alors pour tenter de prendre le dessus sur son opposant :

  • Ne rien changer à sa manière de regarder : on continue à scruter l’œil que l’on fixe le plus naturellement (par exemple, l’œil droit de son opposant – celui qui nous apparaît à gauche lorsque nous regardons notre adversaire)
  • Fixer l’œil faible : de même que nous avons une main et un pied dominant, nous avons un œil dominant. C’est celui que nous utilisons le plus volontiers pour regarder à travers un télescope, par exemple ; pour environ 2/3 d’entre nous, il s’agit de l’œil droit. L’autre mirette tient lieu d’œil faible ; souvent, elle est légèrement plus fermée, comme davantage protégée par le visage. D’après certains, scruter fixement cet œil faible confère l’ascendant psychologique sur son opposant : il sentirait son âme davantage exposée, sans pouvoir consciemment identifier pourquoi (puisque lui ne peut voir précisément où se porte notre regard)
  • Fixer le “troisième œil” : tout le monde ne le place pas au même endroit, mais l’idée reste de focaliser son attention sur un point entre les deux yeux, soit directement au niveau du nez, soit légèrement au-dessus (au centre d’un triangle dont le troisième point serait au centre du front). Là encore, le regard désaxé mettrait la pression sur l’adversaire, incapable de saisir pourquoi il se sent épié, intimidé, vulnérable ; de plus, éviter les yeux de son opposant rend aussi plus facile de le fixer

Un aquarium, à quoi ça rime ?

D’autres privilégient le vide intérieur, qui se voit à l’extérieur. Optant pour une forme de “thousand-yard stare”, leur regard ne fait pas le point sur leur adversaire : leurs yeux sont dans le vague, regardant devant eux, dans l’axe de l’opposant, mais comme au travers de lui (un peu comme en vision périphérique – mais sans faire attention à ce qui se passe – ou pour ces images magiques qui  nous apparaissent en 3D, si l’on accepte de s’abîmer les yeux). Puisqu’ils ne voient pas consciemment la personne qui leur fait face, ils sont moins perturbés par la persistance de son regard, ou même par les mouvements qu’elle peut effectuer.

Car les joueurs les plus retors, dont le grand gagnant des compétitions de staredown dans le document mentionné ci-dessus, osent une attaque qui peut paraître déloyale : ils bougent. Ils introduisent la dynamique dans ce que l’on pourrait prendre pour une opposition forcément statique. Par des mouvements de tête vifs, à des moments bien choisis, ils tentent de créer la surprise et d’ainsi déstabiliser leur adversaire.

Bilan

Nous vous encourageons à tester ces méthodes sur les personnes qui vous entourent, indépendamment du contexte du staredown (mais à vos risques et périls !). Les techniques de l’œil faible et du troisième œil sont notamment réputées avoir des résultats fabuleux sur les boulets, les emmerdeurs et les ingérables. Elles seraient peut-être même à l’origine du mythe du “mauvais œil” !

Dans un autre registre, clamer “je t’aime” en regardant l’œil faible de son partenaire aurait des effets prodigieux… Vous nous en direz des nouvelles.

 

Sources et liens pour aller plus loin:

  • La partie de ce billet sur les différents types de regard s’inspire d’un article publié sur un site internet aujourd’hui défunt (happybrainstorm). Une version a été conservée sur ce forum – voir le message de FoolsMate “Posted March 12th, 2009 at 4:11 PM”
  • Apprenez à développer un regard magnétique avec cette formation
  • Et bien sûr, n’hésitez pas à visionner le documentaire Unflinching Triumph en entier (si vous n’avez qu’une minute à y consacrer, allez donc voir les explications sur l’histoire millénaire du staredown à partir de 0:17:22)


Le triomphe sans ciller

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