23 Mar 2012

Ensemble, tout devient pensable

Publié à 17h57 par et sous Economie et politique, Histoires, images et symboles, Langage et communication

Pour ceux qui ne l’auraient pas remarqué, la France – ou du moins son oligarchie médiatique – traverse une période d’intenses turbulences politiques. Une campagne présidentielle est en cours, paraît-il. Avec son cortège d’alliances contre nature, de sondages invérifiables, de petites phrases assassines, de promesses sans lendemain… et de slogans improbables. En 2007, l’actuel chef de l’Etat le jure : “ensemble, tout devient possible”. Et de polluer nos boîtes aux lettres avec un prospectus déclinant son programme en 15 grands axes… Cinq ans après, qu’en reste-t-il ?

Avec les francs-maçons, tout devient possible

1. Toulouse, to lose… Tout cela finira mal

Tandis qu’un forcené reclus dans son appartement toulousain défiait tragiquement la police française, de vieilles images nous revinrent en mémoire. La masure carbonisée de Papy Voise, une affaire montée en épingle par la première chaîne nationale pour marteler le thème de l’insécurité à la veille des élections présidentielles de 2002. Il y a quelques semaines, les plus clairvoyants nous avaient déjà prédit un Papy Voise 2.

Une autre histoire s’est aussi rappelée à notre mauvais souvenir. Evènement jadis présenté comme un haut fait d’armes du RAID, déjà : l’intervention policière lors de la prise d’otages dans une école maternelle de Neuilly, en 1993. Résumé de la façon dont s’est conclue l’affaire, pour les plus jeunes d’entre vous : un dénommé Nicolas Sarkozy, alors maire de la ville, finit lui-même par terrasser de ses petits bras musclés la dangereuse “bombe humaine”. Enfin, on résume, hein :


Je ne suis pas un héros (mes faux pas me collent à la peau)

La nostalgie nous a donné l’envie de nous replonger dans nos archives. Il y a 5 ans, à quelques semaines des élections présidentielles, l’espace médiatique était à nouveau saturé de messages politiques censés orienter l’opinion des électeurs dans un sens ou dans l’autre. Une idée folle nous a pris : et si nous relisions, aujourd’hui, le programme du candidat devenu président ? Quelles merveilles pourrions-nous (re)trouver en déterrant les vieilles promesses, en exhumant la liste des déclarations passées et des engagements d’alors ?

 2. Ensemble, tout devient concevable

“Je crois que ça va pas être possible”

Zebda (groupe toulousain, pardi !), Je crois que ça va pas être possible

(Âmes sensibles, attention : la voix d’un certain Dieudonné M’bala M’bala se fait entendre dans ce vidéoclip. Comme le terroriste de la ville où tout n’est pas toujours rose ne s’est pas lui non plus illustré pour son traitement particulièrement bienveillant de la communauté juive, nous conviendrons humblement que citer ici la chanson de Zebda n’est sans doute pas ce qu’il y a de plus heureux…)

Pour ne pas nous disperser, le document que nous allons prendre comme référence est la version papier du programme de Nicolas Sarkozy envoyée aux électeurs de France et de Navarre. Mais si, rappelez-vous, le document ci-dessous.

Télécharger (PDF, 852KB)

Les commentateurs soulignèrent immédiatement que la figure tranquille plaquée devant un paysage de campagne photoshoppé était éminemment réminiscente d’une certaine affiche de François Mitterrand. Nous ajouterons qu’avoir collé l’image inversée de Sarko d’une page à l’autre du petit livret (comme si son corps était tout à fait symétrique) n’est déjà pas un grand signe d’honnêteté (faites ça avec une photo de David Bowie, l’homme au regard bicolore, et vous aurez l’air malin !).

A noter qu’en 2012, avec le slogan de la “France forte”, le fond bleu a été délaissé au profit… de la grande bleue, carrément – tant que ce n’est pas du bleu Marine ! Est-ce juste par cohérence avec cet adage (riche source d’éléments de langage) qu’on ne change pas de capitaine pendant la tempête ? Un précepte largement contestable : ben si, si le capitaine est nul, on est en droit de le changer, plutôt que de s’obstiner dans l’erreur ! Toujours est-il que le choix de ce fond marin était d’autant plus cocasse qu’on vous avait déjà prédit ici même l’année des naufrages 🙂 ! Un quinquennat qui nous aura menés du yacht de Bolloré aux navires de Costa Croisières… Le premier tour aura lieu tout juste 100 ans et une semaine après la rencontre du Titanic avec un iceberg. Affaire à suivre.

Y a eu comme du copier-coller...

Mais revenons au texte. Nous vous en proposons une lecture exagérément pointilleuse. Par curiosité, nous nous sommes intéressés à ce que les mots choisis, les tournures et les formules employées, disent vraiment. Pas ce qu’ils laissent entendre, pas ce qu’il faudrait savoir lire entre les lignes. Un exercice auquel nous ne nous livrons pas assez fréquemment, trop habitués que nous sommes à ne pas faire vraiment attention aux choses dites (elles sont souvent si indirectement ou si peu clairement exprimées !), ne prêtant qu’une oreille distraite aux déclarations sans nuances de ceux qui monopolisent les ondes.

Bon, personne ne l’avait lu, ce programme, mais quand même.

a) Préambule : la lettre de Nicolas S.

“Mes chers concitoyens

Je veux être le président de la République qui réformera la France. S’il veut rester lui-même, notre pays a besoin de changements profonds. [Loki, le commentateur sarcastique : le pays a-t-il besoin de changer pour ne pas changer, ou faut-il que tout change pour que rien ne change ?]

Je veux être le président de la République qui tiendra ses engagements. C’est pourquoi je veux vous dire aujourd’hui tout ce que, demain, nous ferons ensemble. [Loki le sarcastique : C’est gentil de nous mettre à contribution.]

La France traverse une crise morale : celle du travail. La réhabilitation du travail est au cœur de mon projet présidentiel. [Mario, le commentateur rigoureux : Le travail, une crise morale ? La crise nous a privé de travail, ça c’est un fait. Mais une crise morale, nous ne sommes pas sûrs de voir ce que cela signifie… Il faudrait expliquer davantage, plutôt que de lancer des petites phrases d’un air entendu.]

Je ne vous mentirai pas, je ne vous trahirai pas. Je ne me déroberai pas. [Loki : Ah, ce que ça fait plaisir de relire ça 5 ans après… Le temps a passé, n’est-ce pas ?]

Je vous demande votre confiance pour qu’ensemble tout devienne possible. [Mario le pointilleux : Ben faudrait savoir ! Est-ce une vérité absolue de la nature, l’histoire du “ensemble tout devient possible” ? Quelque chose de vrai “en dehors” de nous, quelles que soient les conditions ? Ou est-ce quelque chose qui ne devient vrai que si on s’y met tous ? Si chacun y met du sien ? Le message manque de cohérence avec le titre du programme.]

Nicolas Sarkozy”

Ensemble, mais pas trop, tout devient possible

b) L’introduction

“Depuis vingt-cinq ans, nous vivons dans la résignation. D’année en année, on vous répète que contre le chômage, l’exclusion, les injustices, l’échec scolaire, et maintenant contre la précarité, les délocalisations, la pollution on ne peut rien.

On vous explique que la politique ne peut plus agir parce que l’Europe agit à sa place. On vous fait croire que l’État ne peut plus intervenir parce que la mondialisation a anéanti le pouvoir des États. On vous prétend qu’il n’y a que deux choix possibles : périr ou bien nous adapter, c’est-à-dire renoncer à nos valeurs, à notre culture, à nous-mêmes.

Je vous propose d’en finir avec ce fatalisme, avec ce renoncement, avec cette résignation.”

Recopions ici la dernière phrase, pour ceux qui auraient renoncé à lire les premiers paragraphes (on peut les comprendre) : “je vous propose d’en finir avec ce fatalisme, avec ce renoncement, avec cette résignation”. Le sens, ambigu, laisse envisager deux interprétations :

  • soit le candidat nous dit par là que lui-même veut en finir, pour lui-même, dans sa tête, avec cette idée : “je vous propose que moi j’en finisse avec ce fatalisme” (auquel cas, grand bien lui fasse, peu nous chaut, ses états mentaux ne nous concernent pas tous…)
  • soit, en 2007, le projet que défend Nicolas Sarkozy est avant tout un projet qui doit être réalisé… par les autres. Par les Français. C’est en effet aux citoyens de la République de faire en sorte que le vœu du candidat devienne réalité, c’est à nous de bosser pour lui, à nous “d’en finir avec ce fatalisme”. Et, dans ce cas, Sarko annonce la couleur (bleue) : son discours engage les autres. Ce qu’il espère, c’est que nous changions nos croyances !

Le discours de Sarkozy est avant tout un discours de croyance, et un discours sur le possible. Pas sur l’action ! Sur le plan de l’honnêteté et de la rigueur, c’est plutôt positif : la précaution la plus élémentaire commanderait sans doute de ne parler qu’en termes de possibilité, de capacité et de conditionnalité (le futur serait à remplacer par le conditionnel, et tous les “je vais” par des “je veux”). Et d’ailleurs la position d’Obama n’était pas très proactive non plus ; on a vu où son fameux “yes we can” nous a menés (et où il ne nous a pas menés).

L’inconvénient tient au manque de quantification du possible : est-on dans le registre de l’envisageable ou de la quasi-certitude ? En toute rigueur, le “tout devient possible” ne renvoie qu’à une probabilité non nulle. Ce qui laisse encore une sacrée marge de manœuvre pour ne vraiment, vraiment pas faire grand-chose. On est presque dans une rhétorique de l’essai, de la tentative. Or, dans la lignée d’un certain maître jedi (voir citation ci-dessous), nous recommandons d’éviter de s’exprimer en termes d’ “essai”, car la probabilité d’échouer s’en trouve alors augmentée…

Luke: All right, I’ll give it a try. 
Yoda: No. Try not. Do… or do not. There is no try.

[Luke : Très bien, je vais essayer.
Yoda : Non. N’essaie pas. Fais-le, ou ne le fais pas. Mais il n’y a pas d’essai.]

Star Wars, Episode V: The Empire Strikes Back (L’Empire contre-attaque)

Mais lisons donc la suite du programme :

“Je crois que le pouvoir existe encore. Je suis convaincu qu’il n’y a pas de fatalité. Je sais que la politique peut encore beaucoup de choses. C’est pour cette raison que je lui ai consacré toute ma vie et que je me présente aujourd’hui à vos suffrages. D’autres pays ont réussi en Europe. Il n’y a aucune raison que la France ne réussisse pas à son tour. [Mario : Ce n’est pas parce que d’autres réussissent (qui ça ? est-ce vrai ? comment définit-on “réussir” ?) que nous pouvons nous aussi réussir. Tout dépend d’où nous partons, et de notre similarité à ces pays qui auraient réussi. Dire “si les autres y arrivent, alors je peux le faire aussi”, comme ça, sans preuve, sans remise en contexte, c’est de l’ordre du caprice de petit garçon. De l’ego, pas de la raison.]

Tout mon projet est de permettre à notre pays de relever les défis qui sont les siens aujourd’hui [Mario : oui mais justement, relever un défi, d’après le dictionnaire, signifie uniquement “essayer de faire quelque chose” !], sans rien renier de ce qu’il est, de ce que sont ses valeurs, de ce qu’est notre identité. Je crois qu’ensemble c’est possible. [Mario : Ah donc il le “croit”, maintenant. Faudrait savoir : vérité absolue, vérité relative, croyance ?]

J’ai voulu vous le présenter dans un document bref. Je ne peux pas tout y dire, répondre à toutes vos préoccupations, évoquer toutes vos souffrances. Au-delà des mesures, j’ai surtout voulu vous présenter les valeurs qui fondent mon projet. Ce sont celles du travail, de l’autorité, de l’honnêteté, de la fraternité et de la grandeur de la France. Cela fait des années que la politique n’ose même plus en parler. Je veux les remettre au coeur de la vie politique française. Elles guideront mon action pendant les cinq prochaines années si vous m’élisez à la présidence de la République.”

[Mario : Il serait intéressant de faire le bilan du respect de ces valeurs au cours des cinq années écoulées. Le travail ? Promouvoir un fils sans expérience à la présidence de l’EPAD, on a connu meilleure incitation à respecter le travail. L’autorité ? Certainement pas pour commander aux banques. L’honnêteté ? Allons-y, faisons une liste des affaires de magouille qui ont émaillé le quinquennat. Et nous ne parlons même pas d’honnêteté intellectuelle. La fraternité ? Elle ne s’applique pas à tout le monde, manifestement – par exemple, les Roms sont-ils des faux frères ? La grandeur de la France ? Le petit homme d’Etat nous a plutôt mis la honte, oui. Quand les efforts de ses ministres pour fermer le pays aux étrangers n’ont pas carrément causé rage et méprisEtc.]

Ces paragraphes illustrent un autre aspect important du discours : la rhétorique s’inscrit dans un exercice de storytelling. Sarkozy nous raconte une histoire. Il nous parle plus de valeurs et d’images que d’autre chose. Le lecteur est censé s’identifier, se reconnaître dans le texte, entrer en résonance avec les principes exprimés. Et non pas user de sa raison pour voir comment le candidat espère concrètement mener son projet à bien une fois au pouvoir. On n’est pas dans l’objectif ou la finalité, encore moins dans le moyen, mais dans la valeur et le concept vaguement fumeux (mais connoté positivement, en principe).

Idéalement, nous aurions bien voulu continuer à ausculter tout le programme phrase par phrase sur chacune des 15 parties suivantes. Nous pourrions nous amuser à lister analyses sarcastiques (Loki) et “à la lettre” (Mario), mais aussi les engagements pris et les résultats obtenus au terme du quinquennat. Ce serait très laborieux, et la comptabilité des promesses a déjà occupé de nombreux spécialistes, notamment ici ou , ou dans le cadre de cette intéressante initiative (et même l’équipe du nouveau Sarko 2012 est obligée de s’y coller !). Comme nous n’aurons ni le cœur ni la force d’achever ce travail, mieux vaut tricher et nous rabattre sur des formats plus courts :


Sarkoc. Promesses tenues.

(L’occasion de retrouver l’horrible parler sarkozyen, dans lequel force syllabes sont vulgairement mangées. La grande classe. La grandeur de la France, sûrement.)

Et, dans cette vidéo, une autre version encore de la fameuse formule : “je sais que, tous ensemble, tout peut devenir possible”. C’est qu’il nous emboîte les possibilités, maintenant ! On progresse dans la précaution oratoire. Pas dans la compréhension, ni la confiance envers le candidat. Qui en rajoute dans la conviction personnelle, pour compenser l’expression grandissante d’une incertitude objective : maintenant, il sait que les choses peuvent être possibles ! A quand le “je suis intimement persuadé qu’ensemble, il se peut que tout puisse possiblement devenir possible” ?

Bilan : “ensemble, tout a une probabilité non nulle”

Ensemble, c'est tout (devient possible) : un programme brouillon

Finalement, de l’amorce du prospectus sarkozyen au spot télévisé d’avant élection, nous serons successivement passés par :

  1. Ensemble, tout devient possible
  2. Je vous demande votre confiance pour qu’ensemble tout devienne possible
  3. Je crois qu’ensemble c’est possible (à propos d’un sujet précis)
  4. Je sais que tous ensemble, tout peut devenir possible

On nous aura aussi demandé de changer nos croyances : la première action demandée par le président est le renoncement à une idée, le fatalisme. On a vu projet plus volontariste. Au final, on aurait dû s’en douter : l’objectif de ces 5 ans était de nous faire changer d’avis. Pas de changer les choses.

Si bien que nous nous interrogeons sur le rôle des communicants, pour qu’ils aient pu laisser passer des trucs pareils… Le document comporte des expressions d’une maladresse incroyable, à se demander si les conseillers grassement rémunérés ne sont pas juste une bande de losers ayant précodé dans leur programme l’idée de l’échec (dès lors, pas étonnant qu’il faille recycler en 2012 certaines des promesses de 2007). Surtout, l’auteur de la formule incantatoire n’aura toujours pas défini :

  • sur quel “ensemble” porte l’ “ensemble” ? (On a comme l’impression que certains ont été un peu exclus d’office, n’est-ce pas ?)
  • quelle est la probabilité du possible  ? (Le possible n’est pas certain)
  • “tout”, est-ce absolument tout ? Voyez où peut conduire le “tout est possible” :


Ni morale, ni déontologie, oh mais dites donc, c’est que ça nous rappelle quelqu’un… L’homme qui valait 50% des électeurs ?

Pour aller plus loin :

Ensemble, trop c'est trop

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