12 Mar 2012

“C’est mieux que rien (ne change vraiment)”

Publié à 23h35 par sous Croyances et dogmes, Economie et politique, Langage et communication

Continuons à questionner les expressions faussement positives. Lorsque l’on montre peu d’enthousiasme à accepter ce qui nous est proposé, parce que l’on attendait bien plus, on se voit souvent rétorquer : “c’est mieux que rien”. Refuser ce qui nous est avancé serait donc pire qu’une faute de goût, ou qu’une atteinte à l’honneur de notre interlocuteur : un choix contraire à la plus simple logique. Faut-il se contenter de moins que l’on espère ? Les petites évolutions sont-elles préférables aux grandes révolutions ?

Oui à l'évolution permanente !

Le proverbe éprouvé la dernière fois consistait déjà en un jugement de valeur. Il y était question d’un choix “meilleur” qu’un autre : un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. On commence à comprendre où tendent à se loger ces damnées croyances limitantes que nous pourchassons activement, jusque dans ces expressions toutes faites qui nous bloquent la réflexion. Ainsi nous faudra-t-il nous méfier dès lors qu’on nous affirme sans preuve qu’une certaine opinion est nécessairement préférable à une autre, qu’un certain choix doit toujours être privilégié, qu’une certaine action “vaut” simplement plus – par défaut – qu’une autre.

1. L’expression pour ce qu’elle est (ou prétend être)

a) Sens

“Ecoute, c’est mieux que rien !” Un peu, même un tout petit peu, c’est toujours plus que rien du tout. Tu voulais quelque chose ? Hé bien voilà, tu as quelque chose. Pas autant que tu l’escomptais, certes. Mais bon, il faut savoir se contenter de peu.

En tout cas, c’est ce que semblent nous dire ceux qui usent de la sentence. Nous formulons une requête ; en retour, il nous est fait une proposition. Le changement proposé, même mineur, a le mérite d’offrir une réponse positive à notre demande. Nous devrions donc savoir gré à notre interlocuteur de l’effort consenti, témoigner reconnaissance et compréhension, pour enfin accepter la proposition – et moins nous plaindre.

b) Utilisation

Cette fois-ci, attention, nous n’avons pas affaire à un proverbe. Il s’agit juste d’une expression maintes fois entendue, qui vient renforcer l’argumentation de l’orateur. Une argumentation que l’on imagine peu solide, pour que son auteur en vienne à invoquer cette fausse évidence. Il place son espoir dans le pouvoir d’évocation de la phrase bien connue. On sent bien qu’il ne faut pas la prendre pour argent comptant, mais plus comme une sorte d’ “ancre” psychologique censée nous remémorer dans l’instant toutes les autres fois où l’on nous avait asséné l’argument.

L’expression n’est donc pas à prendre au pied de la lettre : elle se veut formule magique, comme une clé passe-partout qui ouvrirait spontanément notre esprit à la pensée de notre interlocuteur. Nous rendant ainsi disponible à la subtilité de ses démonstrations, une fois mises à bas nos absurdes réticences.

J'en connais qui s'en contenteraient

2. L’expression pour ce qu’elle peut être

a) Dérives : à quoi cela peut nous conduire

Lorsque l’on nous glisse que ce que l’on a sous le nez, quand même, c’est mieux que rien, deux grandes questions se posent :

  1. Vérité : est-ce vrai ? Ce qu’on nous propose, est-ce vraiment mieux que rien ?
  2. Pertinence : si c’est faux, n’en parlons pas. Mais si c’est vrai, si le changement mineur constitue bel et bien une amélioration : et alors ? Est-ce une raison suffisante pour l’accepter ? Est-ce la seule chose qui compte, que ce “quelque chose” soit mieux que rien, et mieux que ce qu’on a maintenant ?

Le proverbe de la dernière fois résonne encore à nos oreilles (“préférez le présent au futur, trop incertain !”). Son écho distant rejoint l’expression du jour pour nous pousser à l’interrogation : doit-on oui ou non se contenter de ce que l’on a ?

La prise de risque est indéniablement l’un des moteurs de l’aventure humaine. A l’origine des plus grands exploits et des plus grandes découvertes, il y a souvent des hommes ou des femmes qui ont refusé de se complaire dans leur situation (révolutionnaires en quête de justice et de progrès social, scientifiques désireux de dompter les phénomènes naturels, etc.). C’est l’espoir d’un mieux ou d’un ailleurs qui les a motivés à “investir” ou s’investir pour obtenir davantage. Tous ceux qui ont consenti à de tels sacrifices n’ont pas forcément été récompensés, mais les plus grandes avancées ont rarement couronné une absence d’engagement.

Or l’adage “un tiens vaut mieux que deux tu l’auras” ne nous encourageait déjà pas trop à nous projeter dans l’avenir. S’exprimait en effet à travers lui la dimension foncièrement populaire du proverbe : l’attitude préconisée, c’était celle de la prudence rurale. Tant mieux si ce comportement est représenté dans la société (oserions-nous dire bêtement qu’ “il faut de tout pour faire un monde”, comme nous le verrons bientôt 😉 ?). Sauf qu’on ne voit pas en quoi on devrait en faire une norme.

Par conséquent, il y a lieu d’être circonspect vis-à-vis de toutes les solutions a minima. Quand les politiciens s’adressent au peuple, que les diplomates négocient avec des belligérants, ou que les patrons discutent avec les syndicats, en les incitant à accepter un accord peu flamboyant au nom du “c’est mieux que rien”, on a le droit de douter. Non, ce n’est peut-être pas mieux que rien. Peut-être que le consensus mou empêche des solutions plus radicales, qui seraient potentiellement plus violentes, mais régleraient mieux le problème. Une fois pour toutes.

Déjà l'homme des cavernes faisait avec les moyens du bord

Une situation similaire se présente dans le cas des ONG et des associations de la société civile qui font le boulot d’un Etat failli ou absent, incapable de mener les missions que lui confie le peuple : “ah oui mais au moins on aide, nous, sinon les gens crèveraient ; c’est mieux que rien”. Ben ça dépend pour qui. Parce qu’en même temps, ça légitime le fait que l’Etat ne remplit pas son rôle, justement. Idéalement, il faudrait aider d’une main, et taper fort sur l’Etat de l’autre, sinon rien n’indique que la situation changera (Coluche et l’abbé Pierre doivent en avoir marre de se retourner dans leur tombe, depuis le temps que leurs initiatives n’ont fait que prendre de l’ampleur, au lieu d’encourager l’Etat à proposer aux pauvres de vraies solutions…).

On peut pousser la polémique jusqu’à mettre en question un certain principe démocratique : la nécessité de parvenir à l’accord d’individus aux opinions très diverses, avant de pouvoir prendre une quelconque décision engageant toute la collectivité, n’a-t-elle pas tendance à nous bloquer, au moins dans certains domaines ? Peut-on obtenir davantage que des compromis boiteux ? La décision collective d’un groupe n’est-elle pas moins bonne que la décision individuelle qui serait prise par son meilleur élément ? Est-ce qu’une dictature éclairée ne serait pas diablement plus efficace pour amener des réformes brutales, mais in fine bénéfiques ? Et vaut-il mieux s’engager dans des politiques d’amélioration par petits pas, ou la révolution permettrait-elle de donner un grand coup de balai avant de mettre en place un système plus performant ?

b) Contrôle : quels garde-fous sont-ils prévus ?

“Let’s look at it from a different point of view. Let’s look at it from the point of view of the people of Bangladesh who are starving to death. The people in China who are starving to death, and the only thing that they have to offer to anybody that is worth anything is their low cost labour. And, in effect, what they’re saying to the world is they have this big flag that says, ‘Come over and hire us. We will work for $0.10 an hour. Because $0.10 an hour will buy us the rice that we need not to starve. And come and rescue us from our circumstance.’ And so when Nike comes in they are regarded by everybody in the community as an enormous godsend.”

Michael Walker, The Corporation

Le nom de l’économiste Vilfredo Pareto reste associé à une mesure de l’efficacité (ou “optimalité”) d’une situation économique. On dira qu’une allocation de ressources (par exemple la répartition des revenus dans la société) est efficace au sens de Pareto s’il n’est pas possible d’accroître la satisfaction d’un individu sans diminuer celle d’un autre. Dans cette situation d’optimum parétien, on dit qu’aucune “amélioration au sens de Pareto” n’est possible : toute mesure visant à modifier l’affectation des ressources se traduirait par le mécontentement d’au moins un acteur.

L’application aveugle du critère de Pareto conduit à des situations peu désirables d’un point de vue social. En se bornant à vérifier que les actions envisagées ne nuisent pas à un seul individu, partant du principe que chaque mesure répondant à ce test est nécessairement favorable, on navigue à très courte vue. Si “dès lors que c’est mieux que rien, il faut faire”, on se prive des solutions que nous apporterait la prise en compte de la totalité du système dans lequel on s’inscrit.

Par exemple, dans une société où l’on trouverait le moyen d’augmenter le revenu des très riches sans pour autant réduire celui des pauvres, une politique suivant cette ligne serait une amélioration au sens de Pareto. A terme, si toute la richesse disponible se répartit à hauteur de 80% chez les 1% les plus favorisés, et donc 20% chez les autres (avec moins de 1% chez les 20% les moins favorisés, par exemple), l’optimum de Pareto est atteint. En effet, prendre ne serait-ce qu’1% aux riches pour le donner aux pauvres affecterait négativement le patrimoine des puissants ! Qui auraient tôt fait de hurler à l’ennemi communiste et se plaindre auprès des membres du gouvernement les plus influençables, brandissant la menace de la fuite en Suisse si l’on touche à un seul cheveu de l’argent durement gagné à la sueur des exploités.

Le critère de Pareto n’est donc qu’une notion minimale et imparfaite de mesure d’efficacité, servant surtout à éviter des erreurs grossières de décision. Pour la justice sociale, on repassera (et on se renseignera sur la notion de critère utilitariste).


Le travail des enfants : d’un côté des riches prêts à payer pour pas faire le boulot, de l’autre des pauvres à qui ça fera toujours un peu d’argent à rapporter à la maison. Des deux côtés, c’est mieux que rien, alors où est le problème ?

c) Bidouillabilité : comment certains sauront en user à notre détriment

On nous explique souvent qu’ “il n’y a pas de secret”, les révolutions ne marchent pas. Ce qui compte est la constance dans l’effort, la persévérance, l’acharnement besogneux à obtenir des micro-évolutions allant toutes dans le même sens. Mais est-ce bien voir la totalité du “big picture” que de répéter cette croyance béate ? Quelques exemples récents pour souligner que, non, les tremblements de terre peuvent amener des changements durables (en bien ou en mal) :

  • politique : en termes de “séisme”, l’accident de Fukushima aura davantage contribué à la remise en cause de l’industrie nucléaire que des décennies de combat écolo… De l’autre côté de la Terre, le “New Pearl Harbor” du 11 septembre 2001 aura sacrément impacté les relations internationales, plaçant au centre des préoccupations politiques les questions de sécurité, de terrorisme et d’intégrisme islamique
  • économie et modes de vie : la sortie des premières tablettes numériques de la firme-à-la-pomme aura profondément impacté le secteur, incitant les concurrents à répliquer au plus vite par la production du même type de joujoux (qui l’eût cru, il y a seulement cinq ans ?). Dans un registre encore plus agressif, l’arrivée de Free sur le marché de la téléphonie mobile vient sérieusement ébranler la base client des opérateurs historiques (ou virtuels), stimulant de nouvelles politiques de forfait (les têtes pensantes d’Orange auraient-ils songé à créer Sosh tout seuls ?)

Il est plutôt cocasse que ce soit au monde économique de nous rappeler régulièrement que oui, la révolution est possible. A l’inverse, “étrangement”, c’est au sujet des thèmes les plus brûlants, ou les plus riches d’implication, que l’on nous demande de prendre notre mal en patience, et de nous contenter de maigres avancées (attention, sujets peu glamour, voire carrément déprimants) :

Aux yeux de celui qui trompe énormément (et dédaigne l'usage de sa patte droite), une femme de chambre, c'est mieux que rien

Enfin, nous ajouterons que demander très peu, en prétextant qu’ “un peu, c’est mieux que rien”, permet généralement d’obtenir davantage de son interlocuteur. Vous vous souviendrez de cette technique de manipulation de base la prochaine fois qu’un clochard vous demandera une petite pièce, “même 10 centimes si vous avez”…

d) Alternatives : comment se montrer plus fin que tout ça

Lorsqu’on ose vous prétendre que quelque chose “est mieux que rien”, rejetez l’incantation magique, restez concentré sur le sujet, et soyez dans le concret : ce qu’on vous propose, est-ce réellement mieux que rien du tout ? Est-ce suffisant, au regard de ce que vous aviez demandé, ou pensez-vous que ce soit juste ce que l’on accepte de vous céder pour vous faire taire ? Dès lors, est-ce qu’accepter ce maigre cadeau ne bloquera pas des efforts plus déterminants pour obtenir bien davantage ?

 

Conclusion

L’argument du “c’est mieux que rien” nous est renvoyé à la figure pour nous pousser à nous contenter de ce que l’on a, ou de ce que l’on nous propose. On nous incite à la complaisance et à la mise sous silence de nos ambitions, nos envies, nos désirs et notre volonté de changement. C’est la solution que préconisent :

  • les petits et les faibles, tout à fait bien intentionnés, mais qui n’ont pas le pouvoir de changer les choses (alors qu’ils veulent se sentir utiles quand même, ou parfois simplement exister)
  • les exploiteurs, soucieux de continuer à exploiter les autres en paix, au besoin en offrant quelques miettes au vulgum pecus

C’est la solution dont se satisfont les non-winners, ni winners ni losers, ceux pour qui rien ne vaut, et tout se vaut, et “au moins” on a quelque chose, alors on fait aller. Ce n’est pas d’eux qu’il faudra attendre de grands changements.

Car on ne peut approuver le double standard, et s’entendre dire que les améliorations se feront nécessairement par petits pas, alors que s’accumulent des preuves flagrantes des changements redoutables provoqués par toutes sortes de révolutions. Quand un même interlocuteur manie les deux discours, ou qu’il énonce le discours d’un côté (“avançons lentement mais sûrement”) tout en engrangeant les résultats des séismes de l’autre, il y a lieu de dénoncer la manipulation.

Bref, ne vous laissez pas avoir : sachez ce que vous voulez, ce que vous pouvez accepter au minimum et ce qu’il est réaliste d’espérer, sans pour autant étouffer toute velléité de révolte. Soyez clairs sur vos exigences, et ne vous laissez pas berner par ceux qui ont tout à gagner à votre indolence.

D’ailleurs, qu’en pensez-vous ? Participer à la parodie de démocratie une fois tous les cinq ans, en allant glisser un papier dans une urne, comme on va encore nous obliger à le faire dans un mois et demi, est-ce “mieux que rien” ?

 

Pour aller plus loincritère de Pareto et adultère !

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