5 Mar 2012

Le Freakonomics, c’est chiX

Publié à 10h31 par sous Croyances et dogmes, Lois et règles, Représentations et modèles

L’économie a mauvaise presse. Les représentants de la discipline sont accusés de ne jamais voir venir les crises, mais d’avoir toujours quelque chose à dire, rétrospectivement, sur les raisons du désastre. D’autant qu’ils en profitent alors pour encourager des mesures “correctives” exacerbant les problèmes. Loin d’être infondées, ces attaques contre les idiots utiles du capitalisme ne sauraient nous détourner des approches économiques les plus originales. Freakonomics explore la “face cachée” des choses.

La Terre est verte comme une orange

1. Le livre des questions

“In Levitt’s view, economics is a science with excellent tools for gaining answers but a serious shortage of interesting questions. His particular gift is the ability to ask such questions.”

Stephen Dubner, The New York Times Magazine (2003)

Freakonomics résulte de la collaboration entre un économiste prodige, Steven Levitt, et un journaliste à la plume percutante, Stephen Dubner. Après des échanges fructueux lors de l’écriture d’un article pour le New York Times, Steven & Stephen (nous appellerons “S&S” leur duo) décidèrent finalement de produire un ouvrage entier narrant les errances insolites de Levitt en terre économique. Publié en 2005, le livre affiche un sous-titre quelque peu fanfaron : “a rogue economist explores the hidden side of everything” (traduction personnelle : “un économiste anticonformiste explore la face cachée des choses”).

Leur fier succès en librairie conduit nos deux compères à récidiver en 2009 avec SuperFreakonomics, nouvelle somme de réflexions extravagantes (à quand la sortie d’HyperMegaUltraFreakonomics ?). Les plus fainéants se tourneront peut-être vers le documentaire adapté du premier livre en 2010 (mais sorti en France il y a deux mois seulement !). Plutôt bien réalisé, le film est largement dispensable pour ceux qui auront lu les bouquins. Il n’apporte pas grand-chose de neuf, sinon les résultats (mitigés) d’une étude sur l’intérêt de payer les élèves pour les inciter à obtenir de meilleures notes (un peu comme cette idée qui avait tant choqué par chez nous).

Dans ce qui suit, nous parlerons indifféremment des deux tomes, puisqu’ils constituent un ensemble plutôt cohérent. Ce qui n’empêche pas le contenu, remarquablement fourre-tout, de partir un peu dans tous les sens !

Attentats terroristes : comment la Grande Pomme s'est fait exploser

Que nous offre Levitt de si original ? S’inscrivant dans la lignée de l’économiste Gary Becker, il reprend à son compte la notion d’ “approche économique” et conçoit avant tout l’économie comme une démarche et un ensemble d’outils (certains quantitatifs, notamment statistiques, mais d’autres tout à fait simples à appréhender par l’intuition). Or, si cette approche s’avère efficace pour résoudre certains types de problème, Levitt déplore que la science économique ne propose pas de questions suffisamment intéressantes à son goût. Il juge les thèmes abordés trop complexes et trop détachés de l’intuition. Laissant libre cours à sa curiosité, le chercheur se fait fort de poser de bonnes questions, lui. Qu’elles soient primordiales ou parfaitement insignifiantes (attention spoilers) :

  • Du sérieux : si le réchauffement climatique est avéré, comment refroidir la Terre ? (Réponse : on crée une éruption volcanique à pas cher) A quoi peut-on reconnaître un terroriste musulman ? (Non non, c’est pas la barbe)
  • Du sexy, du sulfureux (ouais, de la drogue et du sexe !) : pourquoi la plupart des dealers de crack vivent-ils chez leur mère ? (Réponse : comme dans le sport, la com’ ou le conseil, la pyramide des profits est très inégalitaire) Est-ce que se prostituer est un bon choix de vie ? (Réponse : plutôt oui, si vous faites dans le haut de gamme)
  • Du “tous pourris” : les professeurs de Chicago trichent-ils dans l’évaluation de leurs élèves ? Combien d’argent supplémentaire les agents immobiliers se font-ils en vendant leur propre maison, comparé à la vôtre ?
  • De l’exotique : les tournois de sumo sont-ils truqués ? (C’est Chichi qui va être déçu… Sauf si son fameux compte japonais en a aussi bénéficié)
  • Du “social” : les participants au Maillon faible américain sont-ils racistes ? (Réponse : pas envers les Noirs, mais envers les Latinos et les vieux) Quelle influence notre prénom a-t-il sur notre vie ?

Les sumos noirs qui dealent du crack en participant au Maillon faible contribuent-ils au réchauffement climatique à cause de leur prénom ?

Si l’on se rapporte aux catégories communément définies, on comprendra que Levitt se désintéresse de la macroéconomie, l’étude des grands agrégats (consommation, chômage, inflation, etc.) et des politiques économiques. Bref, l’économie dont on parle dans les journaux, et qui fait si peur (et pas toujours très sérieuse). Ce qui motive Levitt, c’est de comprendre les choix individuels, autrement dit : la microéconomie. Avec une hypothèse forte : les individus cherchent à maximiser leur fonction d’utilité (c’est-à-dire la satisfaction ou le bien-être qu’ils retirent de leurs actions). Les comportements humains s’interprètent donc à l’aune de cette loi.

2. La vérification empirique des idées reçues

“Economic, like other social life, does not conform to a simple and coherent pattern. […] Because economic and social phenomena are so forbidding, or at least so seem, and because they yield few hard tests of what exists and what does not, they afford to the individual a luxury not given by physical phenomena. Within a considerable range he is permitted to believe what he pleases, he may hold whatever view of the world he finds most agreeable or otherwise to his taste.

Numerous factors contribute to the acceptability of ideas. To a very large extent, of course, we associate truth with convenience – with what most closely accords with self-interest and individual well-being or promises best to avoid awkward effort or unwelcome dislocation of life. We also find highly acceptable what contributes most to self-esteem. […] But perhaps most important of all, people approve most of what they best understand. As just noted, economic and social behaviour are complex and mentally tiring. Therefore we adhere, as though to a raft, to those ideas which represent our understanding.”

John Kenneth Galbraith, The Affluent Society (1958)

Appliquant sa palette d’outils aux problèmes les plus farfelus, au gré du papillonnement de son intérêt, Levitt dépoussière donc la discipline (au moins aux yeux des profanes comme nous) en affrontant deux grands types de conception :

  • la morale : étudiant l’activité humaine sans idéologie, l’économie expose la réalité des motivations individuelles (“morality, it could be argued, represents the way that people would like the world to work – whereas economics represents how it actually does work”)
  • la pensée conventionnelle (“conventional wisdom” définie par John Galbraith) : de même, s’attarder sur les chiffres permet souvent de scruter le réel par-delà les idées reçues qu’on tient bêtement pour vraies, sans s’être donné la peine de les vérifier

La passion pour les interrogations iconoclastes et leur étude économique est donc tempérée par la froideur des analyses. Pour Levitt, les chiffres ne mentent pas. Afin d’éviter de rebuter les lecteurs les plus facilement impressionnables, peut-être S&S ne devraient-ils même pas user du terme d’ “économie” (ni même parler d’économétrie, une branche qu’ils semblent affectionner). Ce dont ils traitent finalement, c’est d’une sorte de science de la mesure (et notamment la mesure d’impact) fondée sur une théorie de l’incitation (ce qui motive les gens à agir). C’est pourquoi l’approche défendue par les auteurs est au moins aussi intéressante que les réponses apportées aux questions saugrenues :

  • Mesure : pour mesurer n’importe quel effet, il suffit de récupérer les bonnes données, savoir quoi mesurer et comment (“a good set of data can go a long way toward describing human behavior as long as the proper questions are asked of it”). En particulier, pour isoler le rôle de différentes variables dans l’explication d’un phénomène, Levitt fait bon usage des “expériences naturelles”, c’est-à-dire des situations de la vie réelle dans lesquelles une seule variable évolue. Comme pour une expérience contrôlée en laboratoire (mais qui serait impossible à mettre en place dans ce cas), l’économiste peut donc évaluer l’effet de ce paramètre “toutes choses égales par ailleurs” (par exemple, il tente de mesurer l’impact de la télévision sur la délinquance en comparant l’évolution des chiffres de la criminalité dans des villes où l’accès à la télévision s’est répandu à des périodes différentes).
  • Incitation : pour provoquer n’importe quel comportement, il suffit de mettre en place le bon mécanisme d’incitation. Les incitations, ou dispositifs pour encourager les individus à faire ou ne pas faire, peuvent être de nature variée : morales (“laisser son chien faire caca dans la rue, c’est être un bien mauvais maître, et un exécrable citoyen”), économiques ou financières (“vous encourez une amende de 150 € en laissant votre canidé déféquer sur la voie publique”), sociales (“si on affiche sur tous les arbres des photos de toi avec la mention “voici l’homme qui laisse chier son caniche sur le trottoir”, sérieux ce sera trop la honte sur ta tête”)… Ce qui implique aussi de savoir évaluer leur impact (retour à la case Mesure, donc).


Tanguy vend du crack

3. Incitations, expertise et théorie du chaos

“People respond to incentives, although not necessarily in ways that are predictable or manifest”

Steven Levitt & Stephen Dubner, SuperFreakonomics (2009)

Il serait délicat de reprendre le détail des résultats présentés dans les deux livres. Nous préférons souligner les messages les plus importants et les plus riches d’implications pour nous. La thèse principale de S&S postule que l’homme répond aux incitations. Les auteurs en déduisent deux grandes idées.

a) Méfiez-vous des experts, incités à faire passer leur intérêt avant le vôtre

“Experts use their informational advantage to serve their own agenda”

Puisqu’ils ne sont après tout que des êtres humains particuliers, les experts eux-mêmes ne font que répondre à des incitations. Or leur savoir leur confère un atout face aux non-spécialistes. Dès lors, pour peu que l’incitation soit suffisamment forte, ils auront peu de scrupule à user de leur avantage informationnel pour parvenir à leurs fins. C’est déjà ce dont nous parlions récemment : les “spécialistes” plus ou moins auto-proclamés, les gardiens du Temple et tous ceux qui maîtrisent les codes joueront sur l’asymétrie d’information entre vous et eux pour satisfaire leurs propres objectifs. Dans un esprit hacker, S&S s’attaquent à leur façon aux “boîtes noires”, à l’autorité et la centralisation des données !

L’exemple le plus flagrant qu’ils nous donnent est celui des agents immobiliers : en moyenne, quand ils cherchent à vendre leur propre maison, ils la laissent en vente plus longtemps et en obtiennent un meilleur prix que pour leurs clients (toutes choses égales par ailleurs). Tout simplement parce que les commissions qu’ils touchent sur les transactions conclues pour leurs clients ne représentent qu’un petit pourcentage du montant des ventes. Leur incitation est donc de vendre beaucoup (c’est-à-dire rapidement) plutôt que cher, ce qui n’est pas le cas quand ils cèdent leur propre bien.

Méfiez-vous des experts, on vous a dit !

L’argument vaut pour tous les types d’expert : mécaniciens (avez-vous vraiment besoin de changer cette pièce de votre voiture ?), serruriers, plombiers, médecins, hommes politiques… A l’âge d’internet, les informations accessibles en ligne peuvent heureusement nous permettre de contester le pouvoir des experts et de court-circuiter le rôle des intermédiaires (notion de “désintermédiation”).

b) Toute action peut avoir des conséquences non anticipées

“One of the most powerful laws in the universe is the law of unintended consequences”

En particulier, la mise en place d’un système peut conduire les individus à adopter des comportements tout à fait cohérents avec leurs intérêts, mais qui ne sont absolument pas ceux prévus par le système. Lorsque les individus ont beaucoup à gagner du non-respect des règles se crée inévitablement une incitation au crime, à la triche ou la corruption, a fortiori quand ils n’ont pas grand-chose à perdre à se faire prendre. En quelque sorte, nous sommes tous des hackers en puissance, disposés à contourner ou détourner les systèmes du moment que l’enjeu est suffisamment élevé. Nous n’avons même pas besoin de penser à mal : en quelque sorte, c’est la carotte elle-même qui crée les conditions du méfait. Par exemple, le PIB d’un Etat augmente si sa population consomme plus de médicaments, s’il doit combattre la pollution générée sur son territoire, s’il se lance dans une guerre… Et que croyez-vous qu’il advint ?

Plus généralement, il faut comprendre que nous sommes loin de prévoir tous les effets de nos actions, et d’en comprendre la totalité des enjeux. Il est très rare que nous sachions exactement ce que nous faisons, mais beaucoup moins rare que nous pensions réellement le savoir. Une fois encore, Internet nous montre la voie : le concept d’ “effet Streisand” qualifie désormais toute censure qui aboutit in fine à ce que l’information interdite se retrouve encore plus largement diffusée et discutée que s’il n’y avait eu tentative de l’étouffer.

Mais l’idée exprimée ici peut aussi se lire dans l’autre sens : tout phénomène peut avoir des causes distantes et très subtiles. La thèse la plus controversée défendue par S&S porte sur l’explication du déclin de la criminalité aux Etats-Unis au cours des années 90. Quelques années plus tôt, la délinquance faisait rage et l’on effrayait la ménagère avec la figure du “superpredator”, sorte de sauvageon ultra-violent qui allait déferler dans les rues. Pourtant, du jour au lendemain, ou presque, les atteintes aux biens et aux personnes chutent. Qu’a-t-il bien pu se passer ? De nombreuses raisons de type “idée reçue” ont été avancées : économie florissante, contrôle plus strict des ventes d’armes, meilleures stratégies policières… C’est bien gentil, mais cela n’a pas joué à hauteur de plus de 10%, selon Levitt.

On comprend que l'invasion du "SuperPredator" effraye un peu dans les chaumières

La baisse du marché du crack et l’augmentation des peines de prison n’expliqueraient que 45% de la chute. Pour l’économiste, hors de toute considération pour la bien-pensance et le politiquement correct, la raison principale tient à la légalisation de l’avortement 20 ans plus tôt ! En donnant aux femmes la possibilité de mener ou non à terme leur grossesse, on aurait évité que les filles-mères et autres femmes pauvres des quartiers mal famés soient contraintes de mettre au monde leurs enfants dans des conditions qu’elles-mêmes ne jugeaient pas propices. Ce faisant, elles n’ont pas donné naissance aux individus qui avaient le plus de chances de devenir des voyous. Bref, les criminels tant redoutés ne sont tout simplement pas nés !

Bilan : les enseignements d’un cours d’ “économie saugrenue”

La méthodologie adoptée par S&S doit éviter deux écueils :

  • le syndrome de l’homme au marteau (aucun rapport avec Cloclo) : à tout analyser en termes économiques, l’approche risque de se priver d’autres apports potentiellement déterminants, comme ceux de la psychologie, par exemple
  • l’effet cigogne : comme d’habitude, il faut être circonspect dès lors que l’on passe de l’observation d’une corrélation (“chic, les deux courbes bougent en même temps !”) à l’interprétation d’une causalité (“ah oui mais ces courbes appartiennent à un même corps de rêve, en fait”). Certaines des études de Levitt sont étonnamment contestables, par exemple celle essayant de mesurer l’influence de l’argent sur les élections en comparant les résultats de mêmes candidats financés différemment à différentes dates – comme si on pouvait considérer que le niveau de leurs ressources de campagne était la seule chose qui évoluait d’une échéance électorale à l’autre !

L’ensemble n’est donc pas toujours entièrement convaincant (et l’histoire des sièges enfant particulièrement lourde, d’autant plus que la présentation TED associée compare subtilement les accidents de la route à une “maladie”). Par ailleurs, Dubner le journaliste n’est pas à l’abri d’un certain sensationnalisme, abusant des effets de manche et des déclarations à l’emporte-pièce (cf. l’orgueilleuse formule de “la face cachée de toute chose”) tout en se complaisant dans le portrait dithyrambique d’un Levitt soi-disant en marge de l’économie traditionnelle, sorte de trublion iconoclaste et excentrique (alors qu’on a vu révolutionnaire plus contestataire, quand même).

Ces éléments mis à part, Freakonomics I & II offrent une description peu commune des comportements humains, et méritent largement une lecture active. Pour nous, la démarche de Steven & Stephen ainsi que l’idéologie qui la sous-tend sont plus intéressantes encore que le contenu :

  • Pour expliquer un phénomène, comprendre les individus ou bien provoquer un comportement, il est efficace de réfléchir en termes d’incitation, et d’être ouverts à la prise en compte de causes distantes et subtiles
  • Il est tout à fait légitime d’avoir des intuitions ; encore faut-il se donner les moyens de vérifier leur pertinence : analyse, évaluation et mesure d’impact doivent remplacer idéologie, morale et idées reçues
  • Pour effectuer ce type d’étude, il importe de trouver la bonne donnée et de se poser les bonnes questions pour savoir ce qu’il faut mesurer, et comment
  • Mieux vaut se méfier des experts, qui sont incités à user de leur avantage informationnel à notre détriment
  • L’honnêteté nous commande de rester humble sur nos réalisations : nous sommes loin d’avoir une connaissance complète de notre impact véritable

 

Pour aller plus loin :

  • Continuant à surfer sur la vague qui les a rendus célèbres, Steven² tiennent un blog reprenant des analyses de type Freakonomics
  • Les journalistes économiques, objet de polémique : sont-ils nuls ? Et qu’en est-il de leur indépendance ? (Lecture à compléter par cet article du Monde diplomatique)
  • Un documentaire récent critiquant d’autres “experts” profitant grassement de leurs avantages (informationnels ou pas…) : Les Nouveaux chiens de garde
  • Et puis bon, ça n’a pas grand-chose à voir, mais dans la lignée du “regardez les choses différemment”, voici un extrait du célèbre Freaks réalisé en 1932 par Tod Browning, et longtemps censuré (de fait, attention les yeux, c’est parfois perturbant) :


En fait, le Freaks, c’est pas chic du tout

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