Cherchez l’intrus (à nos yeux)
Publié à 23h32 par Maître Lupin sous Croyances et dogmes, Lois et règles
Comme nous l’avons déjà souligné, il y a lieu de s’interroger sur le caractère universel de cette “simplicité” que prône le principe du rasoir d’Occam. En dehors de cas triviaux, quelle est la part de subjectivité dans notre estimation du “coût cognitif” d’une hypothèse ou d’une théorie donnée ? Pour illustrer cette difficulté à mettre tout le monde d’accord, un bon exemple nous est venu en tête : le cas de ces devinettes consistant à “chercher l’intrus”. Selon quels critères, quelle loi, proclame-t-on qu’un objet est l’intrus recherché ?
Les vilains petits connards
D’après le Dictionnaire de la langue française d’Emile Littré (1872-1877), l’intrus est “celui qui s’introduit quelque part sans être invité ou sans avoir qualité pour y être admis”. De nos jours, on emploie volontiers le terme pour désigner un élément d’un ensemble qui, mis à côté des autres, n’a aucun rapport avec ceux-ci. Mais qu’est-ce exactement que n’avoir AUCUN rapport avec quelque chose ?
1. Cherchez l’intrus
Un type de devinettes très répandu repose entièrement sur la capacité à établir un rapport entre des objets différents : le “cherchez l’intrus”. Le jeu consiste à trouver le point commun entre tous les éléments d’un ensemble sauf un – en raison de son apparente différence, ce dernier se retrouve donc relégué au rang d’ “intrus”. Un certain type de blagues exploite ce même ressort de la recherche de similitude (“quel est le point commun entre…” ) dans un registre comique ; dans d’autres contextes, le schéma, tout à fait classique, sert de banal artifice d’écriture pour attirer l’attention du lecteur curieux, par exemple pour un titre d’article.
Le modèle du quizz est si basique qu’il se prête bien à l’évaluation des capacités intellectuelles, particulièrement chez l’enfant. Qu’on emploie la devinette pour évaluer l’aptitude des têtes blondes à la reconnaissance des formes, qu’on vérifie l’apprentissage de la langue ou les connaissances culturelles, le jeu dépasse le stade du simple amusement : c’est un outil pour juger des facultés de discernement. L’être en devenir est-il capable d’ordonner, classer, différencier, séparer, ranger (ce qui lui sera notamment utile dans les compétitions sportives…) ? Sait-il coller des étiquettes, catégoriser, mettre les objets dans des cases, chaque chose à sa place ?
Sous une version plus élaborée, le quizz devient outil de mesure des facultés logiques. Particulièrement répandu dans ces pseudo-tests de QI qu’on trouve facilement sur internet, il n’en appelle plus seulement aux compétences de classification des uns et des autres, mais à la capacité à concevoir une loi qui dresse un lien entre tous les éléments d’un groupe. Les éléments individuels n’appartiennent plus forcément à une même catégorie aisément identifiable ; en revanche, une certaine règle détermine pour quelle raison ils figurent ensemble.
Si cela vous intéresse, vous pourrez dénicher quelques-uns de ces méchants casse-tête en allant fureter par ici (pour les plus pressés), ou bien du côté de mon-qi.com (pour ceux qui ont plus de temps à perdre) – mais, franchement, ne vous leurrez pas trop sur le caractère scientifique des résultats…
D’autres types d’énigmes mettent à l’épreuve l’aptitude des individus à déceler des motifs cachés (patterns) dans un arrangement apparemment aléatoire d’objets différents. Les jeux consistant à compléter “logiquement” une suite de nombres en appellent ainsi à ce besoin du cerveau humain de mettre de l’ordre dans une séquence sans progression manifeste en supposant que les éléments répondent à la logique d’une loi unique régissant l’enchaînement (énoncés de la forme “trouver le nombre qui suit”, “quel est l’élément qui complète le mieux la liste”, etc.). Songez donc à la suite de Fibonacci (a), ou à cette autre énigme bien connue (b) :
(a) 1 2 3 5 8 13 21 34 55…
(b) 1 11 21 1211 111221 312211…
(Question subsidiaire pour le (b) : quand donc apparaîtra le premier 4 ?)
D’une manière générale, telle est donc l’idée : proposer une loi qui établisse un rapport entre les différents objets membres d’un groupe (sauf un, dans le cas de la recherche d’intrus). Une loi “logique”, devrait-on ajouter, puisque les énoncés qui se veulent sérieux se sentent souvent obligés de faire mention du caractère “logique” de la progression numérique ou du classement catégoriel (catégorique ?). Sauf que nous ne pouvons décemment affirmer que, dans tous les cas, il n’existe jamais qu’une seule loi rassemblant sous sa coupe tous les éléments considérés. Dès lors, comment choisir entre toutes les lois qu’il est possible d’imaginer ? Si tout plein de lois répondent au critère d’unification des éléments individuels, si un nombre incommensurable de classifications sont envisageables, comment sélectionner la règle qui conviendra ?
Quel point commun entre la recherche d’un point commun et une suite logique ?
2. Trouvez l’intrus
C’est ici qu’intervient le principe du rasoir d’Occam, sans pour autant qu’on ne l’exprime aussi explicitement, en général : on opte “intuitivement” pour la loi la plus simple, c’est-à-dire la moins “coûteuse” cognitivement (cf. article précédent). Mais qu’entend-on par simplicité ? Avons-nous des critères objectifs pour mesurer le coût cognitif d’une loi ?
Malheureusement, c’est ici que les choses se corsent. Nous suggérions la dernière fois qu’en dehors de cas triviaux, la perception de simplicité est somme toute passablement subjective (parce que culturelle, personnelle, ou quoi que ce soit d’autre). Un exemple devrait vous en convaincre. Considérez l’exercice suivant (extrait d’un PDF pourtant publié sur un site pour enfants) :
Suivant la loi que l’on choisit de privilégier, on pourra aisément faire de chaque objet l’intrus :
- couleur : la tomate est rouge, les autres sont verts (au niveau du type, on remarquera aussi que la tomate est généralement catégorisée comme un fruit, et les autres comme des légumes)
- forme : l’allure du concombre est longue et allongée, tandis que les autres prennent des formes plus rondes
- nom : “petit pois” est le seul nom qui s’écrive en deux mots (d’ailleurs, si l’on s’intéresse au nombre, on pourra noter que le dessin des petits pois est le seul où apparaissent plusieurs unités)
- orthographe du nom : salade est le seul nom à ne pas comporter de “o”
Nous sommes restés sobres, et pourtant nous voici déjà à 6 lois différentes (on pourrait rajouter la taille, le mode de culture, l’origine géographique, la durée de vie, etc.). A vos yeux, quelle est la catégorisation la plus “simple” (essayez de nous répondre que c’est la couleur, alors que le test est en noir et blanc 😉 !) ? Votre choix reflétera fatalement un aspect de votre subjectivité. Votre perception s’inscrira dans le contexte culturel qui est le vôtre. Face à un tel test, que pensez-vous que répondrait un agriculteur ? Un aveugle ? Un extra-terrestre ?
Bien sûr, vous pourriez répondre que votre approche dans ce cas serait de vous mettre à la place de celui qui a conçu le test : la “bonne réponse” est celle qui est attendue (dans un autre domaine, voir l’analogie du concours de beauté proposée par Keynes pour rendre compte de la fixation du prix des titres financiers à la bourse). Fort bien, mais comment pouvez-vous savoir ce que le concepteur du test a lui-même en tête ? Comment pouvez-vous deviner s’il s’agit d’un agriculteur, d’un aveugle ou d’un extra-terrestre ? Là encore, vous allez devoir formuler des hypothèses, en vous imaginant dans quel contexte culturel il évolue. Or, votre capacité même à formuler des hypothèses sur l’autre… reste toujours liée au contexte culturel qui est le vôtre ! On ne s’en sort pas. Que pensez-vous qu’un agriculteur, un aveugle ou un extra-terrestre se représenteront du contexte culturel du possible créateur du test ?
Bref, vous ne parviendrez pas à vous extraire de toute subjectivité en vous imaginant à la place de l’individu à l’origine du test en question. Vous ne pourrez prétendre à l’objectivité en essayant de deviner ce que d’autres que vous répondraient.
Parfois, la réponse finalement offerte s’impose à nous, sans qu’on ne ressente le besoin de la contester. Elle nous satisfait tellement, brille tant par sa pertinence ou sa subtilité, qu’on se sent obligé de se rendre à sa logique (notamment si une bonne blague désarme le tout, comme dans le cas des devinettes de type attrape-nigaud 😉 !). Par exemple, on pourrait déployer tous les efforts de mauvaise foi qu’on veut pour trouver un lien entre les lettres composant cette énigme, mais la réponse semble difficilement contestable. Elle a du sens, et ne rajoute rien à ce qui est déjà présent, étant entièrement “incluse” dans l’énoncé ; aucun élément extérieur n’a besoin d’être invoqué.
D’autres fois, il est subjectivement très difficile d’accepter la réponse officielle – même conforme à l’avis majoritaire. Par exemple, dans le cas de la recherche d’un point commun entre plusieurs mots, est-il plus simple de trouver une caractéristique liée à la présence ou non de certaines lettres (règle d’orthographe) ou à l’ajout d’un préfixe qui sort de nulle part (question de sens) ? Le créateur d’une énigme n’a pas forcément le dernier mot sur son œuvre ; il doit composer avec son public, dont l’adhésion ou non à sa réponse officielle en établit finalement la validité !
(En définitive, déjà que l’utilité des mesures de QI est pour le moins sujette à controverse, on se dit que nos doutes sur la pertinence d’user de tests de logique pour réaliser ces mesures ne vont pas aider à la réputation de l’indicateur de QI…)
3. Chassez l’intrus (… il revient au galop ?)
Une petite note pour élargir le débat. La recherche de la petite différence est-elle l’une des choses prioritaires à apprendre aux enfants ? Ne risque-t-elle pas d’encourager le repli sur ce qui est commun, semblable ou similaire ? Ne devrions-nous pas craindre davantage les dérives d’une bête stigmatisation des “différences”… qui risque de conduire certains au rejet pur et simple de ceux qui en sont porteurs ? Comment éviter de sombrer de la “recherche” à la “chasse” aux “intrus” ?
“Car comme disait le philosophe Timothée Gustave, le Montaigne de chez nous […] : “Il faut cultiver la différence et non l’indifférence !” ”
Pascal (Légitimus) de la Tour, Les Trois Frères
Conclusion : comme quoi l’intrus n’est pas toujours celui qu’on croit
L’intrus n’est un intrus que dans les yeux de celui qui veut le voir comme tel. Pour pouvoir définir à quoi tient une différence, encore faut-il s’accorder sur ce qui fonde l’unité. Pour désigner un élément comme différent d’un groupe, encore faut-il déterminer ce que les autres membres du groupe ont en commun. Quelle loi régit leur être, leur comportement ou leur action ?
Et pourquoi choisir précisément cette loi-là comme source d’unité ? Si l’on change de perspective, et que l’on considère une autre caractéristique unificatrice, n’aboutissons-nous pas à un “groupe uni” et donc des “intrus” différents ?
Sans tomber dans le relativisme béat, nous souhaitons insister sur la difficulté à décider de critères unificateurs qui emportent l’adhésion de tous, tant il est vrai que notre subjectivité imprègne nos jugements. Comme suggéré précédemment, le principe du rasoir d’Occam n’est donc pas toujours d’une grande aide dans la sélection des lois descriptives ou des théories explicatives les plus “simples”, simplement parce que définir la simplicité n’est… pas si simple.
Liens pour aller plus loin :
- Si vous vous ennuyez en vacances, des “cherchez l’intrus” par thème sur Evene et des tests d’observation pas piqués des vers sur le site du Point
- Pour ceux qui en ont vraiment dans le ciboulot, des tests d’une grande complexité sur le site de Psychologies magazine
- Enfin, un grand bravo aux artistes dont nous avons présenté quelques œuvres sur cette page : Liu Bolin, l’homme invisible, et Craig Tracy, peintre sur corps
Auteurs : Maître Lupin
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Charlie a la chiasse car il est au milieur