28 Juil 2012

L’important, c’est de pas discuter

Publié à 9h01 par sous Croyances et dogmes, Economie et politique, Lois et règles

En cette année de grandes rencontres sportives nous reviennent des doutes quant à l’intérêt même des compétitions. Quel système de sélection les épreuves sportives proposent-elles ? Que jugent-elles exactement ? Et qu’est-ce que leurs résultats nous autorisent décemment à dire sur la nature des compétiteurs ? Nous souhaitons vous soumettre nos interrogations à ce sujet, ne serait-ce que pour ébranler un peu vos certitudes. Vos commentaires nous intéresseront plus encore que d’habitude !

Alors que s’ouvrent les Jeux olympiques de Londres, sur fond, déjà, de controverse (comment a-t-on pu laisser les JO devenir une simple marque, dont le CIO contrôle agressivement l’utilisation dans le paysage public ? Lakshmi Mittal est-il à ce point un humaniste, qu’on l’ait choisi pour porter la flamme ? etc.), nous ne pouvons éviter les critiques classiques contre la marchandisation du sport, la trahison de ses valeurs face à l’emprise des intérêts financiers, la transformation des compétitions en entreprises commerciales, et la folle vie de starlettes immatures, capricieuses, trop médiatisées…

La liberté de se plier aux règles

De fait, il est parfois difficile de s’imaginer suivre une course ou un match mettant à l’épreuve des performances physiques et mentales, quand s’agitent sous nos yeux de bêtes panneaux publicitaires ambulants, dopés et abrutis, dressés pour courir après une balle, sauter ou faire toutes sortes de cabrioles.

Pour élargir le débat, soulevons des interrogations plus rarement entendues.

1. Critères et indicateurs : que mesure-t-on par la compétition sportive

Notre pauvre Lord Tesla le reconnaît bien humblement : “je n’ai jamais réussi à comprendre ce que l’on cherche à sanctionner par les résultats sportifs, ce que l’on récompense, ce que l’on valorise”. Et cela parce que…

a) Les règles du jeu sont largement arbitraires

Les règles imposées tiennent-elles de la logique ? Est-il “normal” ou “rationnel” de disputer des matches de foot en deux périodes de 45 minutes (plus temps additionnel, plus prolongations et penalties si besoin) ? Les conditions de déroulement d’une épreuve sont-elles adossées à des contraintes physiologiques reconnues ? (Genre “après deux fois 45 minutes d’amusement avec un ballon, il devient si difficile pour le corps de coordonner ses mouvements que mieux vaut s’arrêter là” ?)

Généralement arbitraires, les règles évoluent au cours du temps. Parfois, elles semblent tellement contestables qu’on en vient à les modifier après des années d’application. Voyez le cas de la mort subite – pas la mort subite du sportif, mais celle qui prend le nom de “but en or” au football. Mise en place dans le monde du ballon rond à partir de 1993, elle fut supprimée en 2004, au nom d’un sentiment d’injustice difficile à objectiver. Car est-il bel et bien partagé par tous ? Et, dans tous les cas, à quoi la perception d’injustice tient-elle ? Où y a-t-il “justice” dans le sport ? Comment la mesure-t-on ? Le retrait de règles “injustes” fait-il d’une discipline un sport plus “juste” ?

La mort subite du poussin, c'est vraiment trop injuste

D’une manière générale, pourquoi se forcer à suivre des règles surannées dont on peine à expliquer la logique ? S’il existait un athlète courant si vite qu’il atteignait une pointe à 50 km/h (la vitesse maximale d’Usain Bolt est juste en-dessous des 45 km/h), mais qu’il ne pouvait la tenir que sur 2 secondes, s’effondrant ensuite, que devrions-nous lui conseiller ? Il ne ferait pas de merveilles sur un 100 m, mais ne mériterait-il pas pour autant de voir sa performance reconnue ? S’il existait une équipe de football offrant systématiquement des prestations exceptionnelles, mais seulement sur deux fois 30 minutes, ou bien sur un terrain de 80 m par 40 m, quelle décision devrait-elle prendre ? Renoncer à ses exploits en se pliant aux règles communément acceptées ? Créer sa propre discipline sportive, ou du moins sa propre variante ?

D’ailleurs, comment crée-t-on un nouveau sport ? Quels éléments faut-il réunir pour réussir à percer sa propre voie, imposer ses propres règles, surtout pour une épreuve ne représentant qu’une énième variation d’une discipline éprouvée (le sprint sur 27,778 mètres) ? Comment est-ce que l’invention “prend” et séduit des adeptes ?

Dans un autre registre, pourquoi le drop entre les poteaux rapporte-t-il 3 points au rugby, contre 5 pour l’essai (voyez d’ailleurs comme les règles changent) ? Est-il “0,6 fois” plus facile à mettre en œuvre ? Et pourquoi le décompte des points au tennis est-il si peu commun (au cours d’un jeu : 15, puis 30, puis 40) ? (Le tennis, autre sport pour lequel certains osent évoquer un changement des règles !)

On nous répondra d’abord que les règles sont le produit d’une histoire (le marathon ne se nommerait certes pas ainsi, ne désignerait pas une course de 42,195 km, et n’existerait d’ailleurs sans doute pas du tout, si l’Histoire ne s’en était mêlée). Nous répondrons : et alors ? Si le produit de l’histoire est inadapté ou peu pratique, rien ne nous interdit de le changer. Nous n’avons pas forcément à nous sentir contraints par le poids de choix effectués par des gens qui avaient le malheur de vivre sur un territoire vaguement similaire au nôtre il y a de nombreuses décennies, de même que nous n’avons pas à nous sentir engagés par des décisions prises par nos ancêtres ou, pire, nous sentir responsables d’actes commis par de pauvres hères dont on partage la citoyenneté ou la religion.

Il se passe parfois de ces choses, dans les stades ou dans les vélodromes

On nous rétorquera ensuite qu’il faut bien des règles, pardi. Or c’est justement l’objet de notre interrogation : pourquoi celles-là (celles qui existent) ? Cela ne vaudrait-il pas le coup de se poser la question de leur pertinence et de leur intérêt, plutôt que de les adopter en l’état ? Considère-t-on que la “validation” due au passage des années apporte en elle-même du sens à ces obscures conventions ? Ne pourrions-nous pas plutôt nous pencher sérieusement sur leur signification et tenter de former nous-mêmes des lois dont la valeur nous paraisse plus intellectuellement satisfaisante ?

Nous sommes évidemment conscients qu’il faudrait lancer une telle démarche au niveau mondial, puisque le principal avantage de la reconnaissance d’une certaine unité des règles réside dans la facilité qu’ont les hommes de tous les pays à les partager sans discuter. La règle a valeur de norme : on ne sait pas s’il est plus “logique” de conduire à gauche ou à droite, mais il faut bien trancher pour mettre tout le monde d’accord.

Bref, une épreuve sportive est un exercice formaté. L’homme “le plus rapide du monde” ne gagnera officiellement ce titre que s’il accepte de se lancer dans une carrière sportive de haut niveau, de choisir une certaine forme de course à pied (en l’occurrence, le 100 mètres reste l’étalon), de prendre part à des compétitions internationales, et s’il en vient, par chance, un jour donné, à remporter la terrible épreuve contre une petite clique de compétiteurs (et tant pis si, objectivement, le seul individu digne de la qualification n’est qu’un illustre inconnu, sans le sou et sans éducation, vivant loin des artifices du monde moderne, et qui passe ses journées à courir derrière les gazelles de la brousse…). On est loin de la mesure scientifique de ce que représente “être l’homme le plus rapide du monde”. Les conditions de l’expérimentation semblent bien difficiles à justifier. Dans ce cadre, que peut-on honnêtement conclure de l’observation des résultats ?

b) Les critères de mesure de la réussite ne sont pas corrélés aux “valeurs” du sport

A quoi sert l’activité sportive ? En dehors de l’exercice physique et de l’amusement, on nous rebat souvent les oreilles avec les “valeurs” que serait censée promouvoir la pratique d’une discipline sportive. En vrac, on parle du goût de l’effort, du dépassement de soi (biologiquement, on peine à comprendre ce que signifierait “se dépasser soi-même”, mais nous ne sommes plus à ça près), de l’esprit d’équipe, du respect de l’adversaire, du respect des règles (ah donc c’est une valeur en soi, ok)…

Fort bien, voyons donc à quoi l’on mesure la réussite sportive : le dépassement d’un certain résultat, d’un score, ou bien la victoire sur un adversaire. En quoi cela serait-il lié aux notions d’effort, de respect ou de confiance dans ses équipiers ? A-t-on plus de chances de gagner si l’on respecte plus l’autre ? Est-on assuré de la victoire en jouant collectif ? La “réussite” est-elle plus éclatante si l’on se dépasse, mais en partant de bien trop loin pour espérer rivaliser avec les autres joueurs ?

Lucky Luke se dépasse tellement qu'il tire plus vite que son ombre

A l’inverse, il est aisé de noter les dérives d’une pratique se fixant comme horizon de l’action la défaite de l’adversaire ou le dépassement de ses propres limites. L’actualité nous rappelle fréquemment l’écueil à éviter : le non-respect des règles du jeu.

  • Soit qu’on n’en respecte pas la lettre : on agit d’une manière contraire à ce que leur forme écrite édicte, d’où des comportements qualifiés de “triche” (dopage, trucage…)
  • Soit qu’on s’en éloigne dans l’esprit : bien que la technique employée n’ait rien de répréhensible du point de vue du “droit”, il n’en va pas de même sur le plan de la morale, puisque l’on manifeste clairement que l’objectif visé est la victoire plutôt que la beauté du jeu ou la conformité du style à une certaine norme reconnue dans la discipline ; nous parlerons dans ce cas de hacking (“piratage”), ou manière créative de parvenir à son but sans pour autant se montrer là où l’on nous attend (on s’astreint au cadre des règles fixées, mais en jouant sur les cas limites, l’inventivité, la remise en cause des habitudes et des conventions…)

Par exemple, le gourou du marketing Tim Ferriss, auteur du fameux The 4-Hour Workweek, raconte dans son bestseller comment il remporta le championnat national de sanshou (sorte de kickboxing) en Chine en profitant de “vides juridiques” : d’abord il prit soin de déshydrater massivement son corps avant la pesée, histoire de concourir dans une catégorie de poids bien inférieure à celle à laquelle il aurait normalement dû appartenir ; ensuite il découvrit que pousser ses adversaires en dehors du ring suffisait à se voir déclarer victorieux. Après une réhydratation express, il s’employa donc à faire tomber tous ses opposants en dehors du terrain de jeu. Inélégant au possible, loin de l’idée que l’on se fait d’un beau combat, mais redoutablement efficace.

(Dans un registre moins douteux sur le plan moral, l’innovation apportée par un joueur créatif peut suffire à révolutionner la pratique d’un sport : la technique iconoclaste du rouleau dorsal impressionna tellement les contemporains de Dick Fosbury que le Fosbury-flop s’imposa bientôt comme norme au saut en hauteur.)

Si la seule chose qui compte, c’est le score, autant adopter une approche de hacker décomplexé ! Etudier ce qui marche, ou peut fonctionner, avant d’aligner son style sur les préconisations découlant de l’analyse. D’ailleurs, qui s’interroge sérieusement sur les déterminants de la victoire ? Qui revendique une approche véritablement scientifique du sport, procédant non pas d’une vision “noble”, conservatrice ou intuitive de la pratique, mais d’une analyse rigoureuse de ce qui peut assurer l’avantage compétitif ? Par exemple, au tennis, vaut-il mieux prendre le risque de placer méchamment les balles qu’on frappe, ou se contenter de tout renvoyer machinalement dans le camp adverse, sans se poser de question sur la précision du placement ? De telles études statistiques ont-elles été menées pour établir les stratégies gagnantes dans chaque discipline ?

Quand on est parti à point, on peut manger sa carotte tranquille

En définitive, l’épreuve sportive et la compétition nous semblent reposer sur de mauvais mécanismes d’incitation. On comprend bien l’idée : la victoire est une carotte… qu’il faudrait pourtant oublier dès la toute dernière minute, lorsque le gagnant remporte officiellement la victoire. Si le succès n’était jamais savouré, peut-être cela éviterait-il que les joueurs ne rêvent que de jouir des fruits de leur triomphe (mais alors, direz-vous, la carotte n’aurait sans doute plus le même effet). Au lieu de se concentrer sur la défaite de leurs adversaires, les sportifs ne devraient-ils pas plutôt envisager l’amélioration de leur pratique comme une fin en soi ?

Car voilà bien un critère de mesure de la “réussite sportive” qui nous semble davantage porteur de sens : le développement des aptitudes personnelles ou collectives. Indépendamment de l’obtention ou non du statut de “vainqueur” dans une épreuve donnée, on pourrait évaluer l’amélioration de ses performances ou de celles de son équipe par une mesure de l’évolution des résultats obtenus au cours de l’apprentissage. La victoire se définirait alors de manière relative, et non plus absolue : le niveau dont on part deviendrait aussi important que celui auquel on arrive. De toute façon, quel est l’intérêt de comparer les prestations de joueurs n’abordant pas la discipline dans les mêmes conditions ? A l’école, pourquoi noter selon les mêmes critères le sprint du petit gros à lunettes, qui a sauté une classe, et celui du grand benêt musclé, qui en a déjà redoublé deux ? L’injustice est ici criante.

Certains argumenteront sans doute que la question se pose avec autant d’acuité dans les autres matières, puisque rien n’indique que tous les enfants naissent avec les mêmes capacités intellectuelles, ou qu’ils soient élevés dans le même contexte culturel. Nous leur donnons tout à fait raison ! Nos doutes, plus largement, concernent l’utilité des systèmes d’évaluation (concours, examens, jeux, compétitions…) et la nature exacte de ce qu’ils permettent de sélectionner. Comment un jeu basique tel que Questions pour un champion fait-il émerger les individus qui seront jugés supérieurement cultivés : sélectionne-t-il les plus curieux (ceux qui font l’effort volontaire d’en apprendre beaucoup sur tous les sujets) ou simplement ceux dont la mémoire fonctionne efficacement (que cette faculté soit intuitive ou travaillée) ? Ceux qui auront été exposés à une plus grande variété d’ “expériences” (lectures, films, visites de sites, etc.), ceux qui ont une connaissance très sommaire d’un grand nombre de domaines, ou ceux qui approfondissent une petite liste de sujets d’intérêt ?

Et nous n’aborderons même pas ici la question de la chance !


On se demande bien pourquoi elle lui tient tant au cœur (des ténèbres)

2. Supériorité et classement : que disent les résultats sur les joueurs

a) Le résultat d’une épreuve sportive n’est qu’un accident de l’histoire

Valoriser la victoire à l’excès pose d’autres problèmes. Après que deux joueurs se sont affrontés, comment peut-on dire que l’un des deux est le “meilleur” sur la seule base de son succès dans un ensemble donné de conditions ? Il faudrait pouvoir répéter l’expérience un certain nombre de fois pour que la supériorité du gagnant soit scientifiquement acceptable et reconnue.

Considérons un match opposant deux équipes A et B. Si l’équipe A bat l’équipe B, on dit qu’elle emporte la victoire ; plus ou moins formellement, elle prend alors le titre de “gagnant”. Sommes-nous cependant en droit de dire que “A s’est montrée supérieure à B” ? Voire même carrément que “A est supérieure à B” ?

Il est particulièrement douteux d’affirmer qu’un gagnant s’est montré “supérieur” au perdant sur la seule base du résultat final. Que dire par exemple si le perdant a lui-même marqué contre son camp ? Encore une fois, choisissons-nous de nous donner comme seul et unique critère le score final, ou considérons-nous qu’il y a d’autres indicateurs objectifs de la supériorité de la prestation d’une équipe ? Et quand bien même la prestation d’une équipe lors d’un match ou d’une compétition serait reconnue supérieure à celle du ou des adversaires, peut-on pour autant statuer que cette prééminence est une qualité stable et générale des joueurs concernés ?

b) Une relation d’ordre doit être transitive

C’est s’aventurer sur un terrain glissant que de verser dans le vocabulaire de la relation d’ordre. Or c’est précisément le risque que l’on court en établissant des classements. Très vite, les moins rigoureux passent d’une conception dynamique, “à court terme” (l’ensemble des résultats des matches ayant opposé deux joueurs donnés), à des jugements statiques sur la “nature réelle” des opposants en jeu. Au lieu de se cantonner à l’analyse froide d’un certain nombre de transactions (les matches, qui aboutissent systématiquement à victoire, défaite ou match nul pour chacun des compétiteurs), on franchit allègrement un gouffre abyssal en basculant dans le jugement de valeur (“A vaut mieux que B”) et la supposition de caractéristiques intrinsèques.

Qu’est-ce donc qu’une relation d’ordre ? C’est un nom générique, un masque pour désigner le fait de pouvoir comparer deux éléments d’une certaine façon (“A est dans une certaine relation avec B”). Mathématiquement, dans le cadre de la théorie des ensembles, une relation d’ordre offre un moyen de classer deux éléments d’un même ensemble l’un par rapport à l’autre. Dans un ensemble ordonné, n’importe quel élément peut être comparé à n’importe quel autre au regard de la loi considérée ; d’une confrontation deux à deux, il ressort toujours un “gagnant”, un “plus grand”, un “supérieur (ou égal)” à l’autre d’une manière ou d’une autre. C’est pourquoi l’on emploiera par défaut le signe “≥” pour désigner une relation d’ordre anonyme. Par exemple, “A ≥ B” pourra se traduire par le fait que l’ours brun a mangé plus de saucisses en 2 min 36 que Takeru Kobayashi.

L’une des relations d’ordre que vous utilisez le plus couramment, peut-être sans vous en apercevoir, s’appelle “est plus grand que”. Exercice de pensée : réunissons dans une même salle l’ensemble des enfants d’une classe de CE1, même les plus indisciplinés. On pourra toujours prendre deux des écoliers au hasard dans le groupe, et voir lequel des deux est plus grand que l’autre. L’ensemble est donc bien ordonné, quand bien même la maîtresse trouverait ses marmots tout à fait désordonnés (d’ailleurs, suite à l’exercice, anticipant peut-être sur leur passion future pour les compétitions sportives médiatisées, tous les petits garçons iront utilement s’amuser aux toilettes avec la relation d’ordre “a un plus grand kiki que”).

Dans un autre domaine, votre conscience intuitive de la flèche du temps (l’idée que le temps s’écoule et que les évènements se succèdent) vous permet de classer des faits chronologiquement en fonction de leur date de réalisation, puisqu’ils ont toujours un avant et un après. De même, si vous pouvez réciter les lettres de l’alphabet “dans l’ordre”, c’est bien qu’un ordre a été défini ; dès que vous essaierez de classer des mots issus d’alphabets différents (cyrillique et latin, par exemple), il est indispensable de définir un ordre qui intègre les signes des deux systèmes, ou vous ne parviendrez jamais à ranger les livres de votre bibliothèque par ordre alphabétique de titre !

Comme dans Usual Suspects, le plus diminué est-il bien celui qu'on croit ?

Le sport nous offre d’infinies variations sur la notion de relation d’ordre : “a couru plus vite que”, “a marqué plus de points que”, “est resté plus longtemps sous l’eau que”… (Notons encore que, par volonté de rigueur, nous continuons à nous efforcer de rattacher toutes ces comparaisons à des faits objectifs passés, bien situés dans le temps – le résultat d’une confrontation donnée -, plutôt que de nous exprimer au présent, en prétendant parler de qualités générales – “court plus vite que”, “est meilleur que”, etc.).

Or, soucieux de précision, les mathématiciens ont défini les propriétés qui font d’une relation donnée une relation d’ordre. Car toute relation n’est évidemment pas une relation d’ordre : “est parallèle à”, “est amoureux de” ou “s’empiffre de choucroute avec” ne permettent pas d’ordonner un groupe d’éléments ! Pour générer de l’ordre, une relation doit être :

  • réflexive : un élément donné doit pouvoir être en relation avec lui-même ! Mathématiquement, on écrit : x ≤ x. “Mais comment est-ce possible ?”, vous étranglez-vous en chœur. Comment peut-on être “plus grand que” soi-même ? Ma foi, vous avez raison, nous avons péché par excès de simplification. Il nous faut donc introduire une subtilité : “est plus grand que” constitue, à proprement parler, une relation d’ordre strict (c’est-à-dire la restriction d’une relation d’ordre aux couples d’éléments distincts), et non pas une “vraie” relation d’ordre elle-même. La véritable relation d’ordre associée s’exprime “est plus grand ou de la même taille que”.
  • antisymétrique : (x ≤ y et y ≤ x) ⇒ x = y. En clair : il est impossible que A soit plus petit (ou de même taille) que B, et qu’en même temps B soit plus petit (ou de même taille) que A, sauf à ce que A et B soient une seule et même chose (auquel cas on a en définitive A “de même taille” que B, c’est-à-dire que lui-même !).
  •  transitive : (x ≤ y et y ≤ z) ⇒ x ≤ z. Si A est plus petit que B, et B plus petit que C, alors A est plus petit que C. Et c’est bien ce qui nous permet d’ordonner tous les Dalton par ordre croissant de taille : les informations sur les relations deux à deux entre les frères n’étant pas incohérentes, on peut disposer la famille de sorte à composer une belle photo de groupe où toutes les têtes apparaissent.

Je ne veux voir qu'une tête !

Patatras ! Transposées au domaine des classements sportifs, les choses ne collent plus. Dans le cadre des matches d’une poule à 3 équipes, par exemple, l’équipe A peut battre l’équipe B, et l’équipe B battre l’équipe C… alors que l’équipe C en vient finalement à battre l’équipe A ! Comment pouvons-nous alors ordonner ces 3 équipes ? Puisque chacune a eu le même nombre de victoire (une) et de défaite (une aussi), pour résoudre le problème, on applique généralement une règle de type “le premier est celui qui a remporté sa victoire avec le plus de points d’écart avec son adversaire” (si toutes les équipes n’ont gagné que d’un point, il faudra trouver autre chose, mais restons-en là pour simplifier). C’est arbitraire, on aurait tout aussi bien pu choisir de désigner premier celui qui avait perdu avec le moins de points le match où il a connu la défaite, ou celui qui maximisait la différence “nombre de points en plus dans la victoire – nombre de points en moins dans la défaite”, mais admettons.

On comprend que, pour classer une équipe par rapport aux deux autres, il nous faut non seulement les résultats de ses matches avec les deux autres équipes, mais aussi le résultat du match des deux autres équipes entre elles. On ne peut plus simplement ordonner les équipes par des relations deux à deux ; il nous faut l’information sur l’ensemble des confrontations qui ont eu lieu.

S’il est entendu que les vainqueurs des demi-finales vont s’affronter en finale, que fait-on des perdants des demi-finales ? Pour vendre aux photographes un podium à trois marches, il nous faut un moyen de les départager aussi. Lorsqu’on en a les moyens, on organise un match entre eux. Sinon, à plus petite échelle, dans un championnat à faible enjeu (ou budget riquiqui), on trouve une parade du genre “le troisième est celui qui s’est fait le moins battre par celui des deux finalistes qu’il avait précédemment affronté”. Bref, des moyens de classer et d’ordonner, on peut en trouver. Mais quelle est la valeur de tout cela ? Qu’est-ce que ça nous dit concrètement sur les joueurs, leur niveau, leurs qualités, la façon de les comparer ? L’épreuve et la compétition sont-elles productrices de connaissance ?

Et donc, à quoi cela sert-il de sacraliser le résultat d’une épreuve ou d’une compétition donnée ? A part jouer avec nos émotions, nous ne sommes pas sûrs de voir l’intérêt.

C'est sans doute pas si mal qu'il n'y ait pas de deuxième ou de troisième

Conclusion : non, l’important, c’est de se questionner

Jonathan Haidt, dans une conférence TED sur les racines morales des divergences politiques, qualifiait le sport ainsi :

“Sports is to war as pornography is to sex”

(Il a d’autant plus raison que, dans le cas du sport comme dans celui du porno, les plus frustrés s’excitent tout seul devant leur télé !)

Si l’affrontement sportif nous sert principalement à exprimer nos bas instincts en exorcisant de vieilles pulsions de domination, la compétition sportive devient alors le prolongement de la guerre par d’autres moyens – et comme la guerre est déjà d’après Carl von Clausewitz le prolongement de la politique par d’autres moyens, par transitivité, la compétition sportive est le prolongement de la politique ! Est-ce tout ce que nous pouvons en attendre ?

Pour conclure, tout juste souhaitons-nous déclarer qu’il y a lieu, à nos yeux, de s’interroger sérieusement sur ce que l’on cherche à mesurer lorsqu’on établit les règles d’un jeu, ce que l’on valorise en récompensant la victoire, et ce à quoi l’on incite en retour les compétiteurs. Si le seul indicateur de “qualité” des performances d’un sportif tient à ses résultats dans le cadre d’une épreuve ou d’une compétition, il ne faut pas croire que cela puisse suffire à la promotion des supposées valeurs du sport.

Et puisque nous pensons que les questions précédentes méritent d’être discutées, nous ne sommes certainement pas partisans de l’acceptation aveugle des règles. Or il nous semble, malheureusement, que le sport ne soit pas un domaine où le doute, l’échange et la discussion démocratiques soient tout à fait valorisés… D’où le lien fait précédemment avec la guerre, autre discipline dans laquelle la contestation de l’ordre établi et le questionnement des règles et des ordres ne sont pas spécialement appréciés. Après l’entreprise et le monde du travail, le sport compétitif (et si possible surmédiatisé) représente-t-il un moyen de former les masses à l’obéissance et la docilité ?

Vous, qu’en pensez-vous ?

Auteurs :

Tags : , , , , , , , , , ,

Les commentaires sont clos.