18 Juil 2012

Le rasoir d’Ockham le chiche

Publié à 17h00 par et sous Croyances et dogmes, Lois et règles, Scepticisme et zététique

Fondement de la rationalité scientifique, le principe du rasoir d’Occam peut être invoqué lors des débats sur l’existence d’entités douteuses (Dieu, fantômes, extra-terrestres) ou l’explication de phénomènes controversés (voyance, paranormal, théories du complot…). Parce qu’il est délicat à définir rigoureusement, cependant, son emploi donne souvent lieu à des contre-sens, des approximations ou des extrapolations hasardeuses. Quel est son sens véritable, et qu’a-t-il à proposer aux esprits sceptiques ? Là où il passe, la mauvaise herbe repoussera-t-elle ?

“Coluche, annonçant son programme, s’engageait formellement sur un point : demain on rase gratis. Et pour prouver qu’il avait les moyens de tenir ses promesses, il présentait l’un de ses futurs ministres : Clo d’Airol qui fait avec les pieds ce que nous avons bien de la peine à faire avec les mains, notamment raser des ballons de baudruche avec un rasoir droit !”

Hugues Hotier, Cirque, communication, culture (1995)

Selon la légende (tirée par les poils ?), l’expression “demain on rase gratis” nous viendrait d’un barbier qui ornait la devanture de son échoppe d’un grand panneau indiquant que le rasage était offert le lendemain. Sauf qu’en bon commerçant, le manieur de coupe-chou se gardait bien de retirer la pancarte d’un jour sur l’autre. Face aux clients qui s’étonnaient d’être finalement invités à payer le service, alors qu’ils avaient vu le panneau la veille de leur passage, le sacripant avait un argument tout trouvé : “ah non non, mais c’est demain, que le rasage est offert.” Et ainsi de suite, à l’infini, comme dans une sorte de Jour sans fin. (Le charlatan mérite d’autant plus l’accusation d’avoir menti comme un arracheur de dents qu’en ces temps anciens, dentistes et coiffeurs appartenaient à la même corporation !)

Après les ciseaux, Tim Burton enseigne le maniement du rasoir à son acteur fétiche (qui a récemment quitté le Paradis). Et la tronçonneuse, c’est pour quand (le massacre) ?

Toujours est-il que depuis cette époque, on utilise l’expression pour dénigrer les engagements qui ne seront, à l’évidence, jamais tenus. Or les sceptiques s’emploient justement à dénoncer un certain type de fausses promesses : les prétentions extraordinaires de ceux qui se flattent de posséder des pouvoirs surhumains. Tel psychokinésiste auto-proclamé peut-il réellement allumer une ampoule ou tordre une cuillère par le seul pouvoir de sa pensée ? Tel praticien en Yi King pourra-t-il deviner à l’avance les résultats d’une série de lancers de dé ? Pour trancher dans le vif des théories farfelues, la zététique recommande l’utilisation d’un drôle de rasoir, que l’on attribue généralement à un brave moine (tonsuré ?) du Moyen-Âge.

1. Ne croissez et ne multipliez pas

Le rasoir d’Occam est un principe méthodologique servant à guider un raisonnement scientifique ou philosophique. Il apparaît sous de multiples formulations dont certaines, nous le verrons, peuvent générer des malentendus ou de mauvaises interprétations. Pour faire simple, commençons par l’une de ses formes les plus pures et les plus concises (latinistes, à vos Gaffiot : “Entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem (sine necessitate)”) :

“Il ne faut pas multiplier les entités au-delà du nécessaire”

Quel type d’entités ? Mais les entités métaphysiques, pardi ; tous ces concepts  abstraits (“Dieu”, “énergie” ou même “molécule”) que nous invoquons pour décrire un phénomène ou rendre compte d’une situation. Par extension, il nous faudrait réduire au minimum le nombre des hypothèses et suppositions superfétatoires servant à bâtir une explication ou une justification. On parle de “rasoir” car il s’agit de couper des exposés théoriques tous les concepts superflus, source de complications.

“Je voulais dire un truc, mais Sean Connery”

Au prix d’un nouveau bond quantique, certains se réfèrent à ce principe pour choisir entre deux hypothèses concurrentes : toutes choses égales par ailleurs – et donc si et seulement si les deux idées ont le même pouvoir explicatif –, si l’on ignore laquelle est juste, il faut choisir celle qui est la moins « coûteuse cognitivement », c’est-à-dire celle qui implique le moins de remettre en cause l’échafaudage théorique sur lequel on a pris l’habitude de bâtir.

Dans le doute, autant se raccrocher au système de pensée prédominant, de même qu’on s’efforce de rattacher à des classifications existantes une nouvelle unité rencontrée dans la nature, au lieu d’imaginer qu’il faille créer une nouvelle catégorie ad hoc à chaque fois. Par exemple, on privilégiera une espèce animale peuplant naturellement le Gévaudan avant d’imaginer qu’un monstre mangeur d’hommes a été dépêché sur Terre par le Diable lui-même.

Quid des loups-garous ? Maître Lupin apprécie bien la thèse selon laquelle DSK aurait tâté la croupe d’une louve pour donner naissance aux premiers lycanthropes, mais l’origine du mythe de ces humanoïdes velus n’est-elle pas plutôt à rechercher du côté d’une affection rarissime, l’hypertrichose, dont les victimes voient leur corps se couvrir d’une pilosité excessive (et non se mettre à tricoter compulsivement, comme le nom de la maladie pourrait laisser croire) ? En l’occurrence, l’utilisation du rasoir se justifie…

Richard Monvoisin, figure de la zététique française (et nous ne disons pas ça uniquement en raison de sa chouette barbe, qui mériterait bien un coup de lame aussi 😉 !), illustre par une publicité pour la chaîne Canal+ comment la perfection au masculin peut servir à “cut the crap” :


En voilà un qui n’aura pas choisi une vie monacale

Lorsqu’un détective mène l’enquête après qu’un crime a été perpétré, le rasoir d’Occam traduit le cheminement intellectuel qui lui permet d’aboutir à une description de l’acte criminel incorporant la totalité des indices et éléments de preuve recueillis (si sept meurtres ont été commis dans des conditions très similaires, à peu près au même endroit, à peu de temps d’intervalle, mieux vaut soupçonner que le même serial killer est derrière chacun d’eux, plutôt qu’imaginer avoir affaire à sept assassins différents !). Ainsi les déductions de Sherlock Holmes répondent-elles souvent à l’appel à la simplicité que porte en germe le rasoir d’Occam (curieusement, Sir Arthur Conan Doyle relâchait pourtant l’exigence d’ « économie » dans le cadre de sa vie privée : convaincu de l’existence des fées et des esprits, il continua à croire Harry Houdini doué de capacités surnaturelles, même après que ce dernier lui avait avoué recourir à des trucs de magicien pour réaliser ses exploits…).

Dans Le Nom de la rose, Umberto Eco rend hommage au détective britannique au travers du personnage de Guillaume de Baskerville, fin limier appelé à enquêter sur une série de crimes au sein d’une abbaye (le Chien des Baskerville est l’une des aventures les plus connues de Sherlock). Et pourrez-vous deviner pourquoi ce moine franciscain affirmant qu’« il ne faut pas multiplier les explications et les causes sans qu’on en ait une stricte nécessité » se prénomme Guillaume ?

La Bête du Gévaudan des Baskerville (au fait, ceci n’est pas une pipe… mais bon, ça y ressemble quand même pas mal, donc d’après le principe du rasoir d’Occam…)

2. Le nom de la rase

William of Ockham, connu en français sous le nom de Guillaume d’Occam, naît près de Londres vers 1285. Le minimalisme qu’il sera bientôt amené à promouvoir dans le cadre de sa philosophie est directement corrélé au mode de vie qu’il prône et auquel il s’astreint : moine franciscain, il respecte l’idéal de pauvreté intégral de Saint François, et s’opposera notoirement au pape Jean XXII sur ce point.

Ce ne sera pas son seul affront à la papauté sise à cette époque en Avignon : soupçonné d’hérésie pour une série de propositions remettant en cause les postulats de la théologie  traditionnelle, allié à Louis IV de Bavière qui se fait couronner empereur à Rome contre l’avis du Saint-Siège (et en profite pour faire élire un antipape franciscain), il sera fatalement excommunié.

Parfois désigné sous les noms ésotériques de « Docteur Invisible » ou de « Vénérable Initiateur », Guillaume d’Occam n’en est pas moins l’un des philosophes les plus influents du 14e siècle. Ses enseignements furent parmi les premiers à être en rupture avec ceux des philosophes médiévaux le précédant, y compris Thomas d’Aquin.


“Au nom de la rose, mon amie la femme prête-moi ton corps”

La paternité du principe du rasoir d’Occam est difficile à retracer, tant les philosophes en ont proclamé des variantes, mais une chose est sûre : Occam n’en est pas à l’origine. L’expression de « rasoir d’Occam » semble éclore pour la première fois sous la plume de Sir William Hamilton, en 1852 (Discussions) ; l’image du « rasoir » avait été proposée par Etienne Bonnot de Cordillac environ un siècle plus tôt (Essai sur l’origine des connaissances humaines, 1746) et le nom d’Occam aurait pu y être associé en raison de l’usage fréquent du principe par le philosophe.

L’idée apparaît en effet dans ses écrits sous deux versions :

« Une pluralité ne doit pas être posée sans nécessité » (« Pluralitas non est ponenda sine necessitate », Quaestiones et decisiones in quatuor libros Sententiarum cum centilogio theologico, 1319, II)

« C’est en vain que l’on fait avec plusieurs ce que l’on peut faire avec un petit nombre » (« Frustra fit per plura quod potest fieri per pauciora », Summa totius logicae, 1323, I, 12)

La forme la plus citée n’est donc pas de lui ! Il faut dire que le principe était d’usage courant en philosophie médiévale ; l’adage scolaire, décliné par de nombreux penseurs, remonte au moins à Aristote (“il vaut mieux prendre des principes moins nombreux et de nombre limité”, Physique, I).

Pour comprendre la signification que lui donne Guillaume d’Occam, il faut connaître la nature d’un grand débat philosophique et théologique opposant les intellectuels depuis des siècles : la querelle des universaux, qui découle des Catégories d’Aristote (encore lui). La question posée est celle de la nature des « universaux » (concepts universels et abstraits) qui apparaissent dans les syllogismes proposés par le philosophe grec (par exemple « homme » dans « tous les hommes sont mortels… ») : ont-ils une existence réelle ou ne sont-ils qu’un instrument conceptuel inventé par notre esprit pour rendre la réflexion plus commode ?

La position dite réaliste prétend que les universaux renvoient à des êtres généraux comme peuvent l’être les Idées de Platon (eidos) : il existe un royaume de réalités universelles qui sont des modèles immuables et éternels d’objets individuels. A l’inverse, les nominalistes n’accordent aucune universalité aux concepts mentaux en dehors de l’esprit qui les observe : les universaux n’existent que dans notre imagination. Ils ne sont que des mots permettant à la pensée de se constituer, des étiquettes sans réalité substantielle offrant une représentation mentale des classes d’objets rencontrés individuellement dans la nature. Ainsi, « homme » n’a de signification que pour désigner un homme singulier, puisque seul le singulier est réel.

Une métaphore de la querelle des universaux, certainement

Guillaume d’Occam appréciait le minimalisme de l’approche nominaliste. A ses yeux, les concepts abstraits censés éclairer la réalité ne faisaient que l’obscurcir sous un voile métaphysique, par le biais de termes sans signification, ou simplement superflus.

Par souci d’exhaustivité, nous mentionnerons également l’interprétation de Ludwig Wittgenstein. Pour le logicien-philosophe, le principe affirme que les unités non nécessaires d’un système de signes n’ont aucune signification :

« Si un signe n’a pas d’usage, il n’a pas de signification. Tel est le sens de la devise d’Occam. (Si tout se passe comme si un signe avait une signification, c’est qu’alors il en a une.) »

Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 3.328, 1921)

En ce sens, la formule associée à Guillaume d’Occam n’est pas une maxime, contestable par nature, mais une devise, fondamentalement vraie, qui s’applique d’elle-même.

3. Tout le monde (scientifique) n’a pas la même version

De fait, interprétations et utilisations divergent. Principe de base de la logique et de la science moderne, puisqu’il sert de fondement à la rationalité scientifique, le rasoir d’Occam s’inscrit dans une longue tradition historique. Au cours des siècles, il a donné lieu à des énoncés de forme subtilement différente. D’abord, sur le plan de son domaine d’application :

  • Certains le mobilisent dans le contexte d’une comparaison, pour choisir entre des explications alternatives : « dans le doute, optez pour la description la plus simple (jusqu’à ce que de nouvelles preuves permettent de décider) »
  • D’autres s’attachent à sa valeur absolue, c’est-à-dire à ce qu’il nous permet de penser d’une théorie considérée pour elle-même : « gardez les choses simples ! »

En gros, dans le premier cas, le rasoir vient trancher entre deux hypothèses, tandis que dans le second, plus proche de l’idée originelle, il sert à couper ce qui dépasse.

La nuance peut être encore affinée en se penchant plus précisément sur ce que le principe nous enjoint réellement de faire ; sa signification et son appellation varient alors sensiblement, bien que ses formes se confondent :

  • Principe de parcimonie : il faut se montrer prudent dans la création de nouveaux termes ou concepts, et n’en introduire que lorsque cela s’impose absolument. Par défaut, on privilégiera les explications qui se raccrochent aux théories établies ; on ne peut invoquer de nouvelle théorie, ou apporter de réponse spécifique, ad hoc, qu’en dernier recours, après avoir minutieusement épuisé toutes les possibilités reconnues. L’épistémologue Susan Haack suggère que la science progresse à la manière dont on remplit une grille de mots croisés, avec la connaissance disponible pour arrière-plan (les mots déjà placés) et les observations expérimentales pour indices (les définitions des mots à placer). Elle précise que « la validité d’une entrée dépend non seulement de la force des indices, mais aussi de toutes les autres entrées déjà écrites qui font intersection avec elle ». Concrètement, mieux vaut réfléchir à deux fois (et tourner sept fois son crayon dans sa bouche) avant de chambouler une grille constituée par l’apport de générations entières de collègues scientifiques – et avoir de sacrées preuves pour le faire ! Sur le plan du vocabulaire, on se méfiera des néologismes fabriqués par de (pseudo-)intellectuels en manque de reconnaissance, peu soucieux de rigueur scientifique et terminologique.
  • Principe de simplicité : les explications et les théories doivent être le plus simple possible. Ce qui permet certes de trancher entre des idées concurrentes… Sous réserve de se mettre d’accord sur ce qu’on appelle « simple ». C’est là que les choses se compliquent : quel critère objectif pouvons-nous donner à la simplicité ? La théorie la plus simple est-elle celle qui s’écrit sous la forme la plus ramassée, celle qui est exécutée le plus rapidement par un programme, celle qui postule le moins d’objets ou le moins d’hypothèses ad hoc ? Car la formulation la plus courte n’est pas forcément la plus économique ontologiquement, c’est-à-dire celle qui postule le moins d’objets (et pas nécessairement non plus la plus simple à comprendre, du reste !). Par exemple, il est plus simple de décrire la physique en postulant l’existence d’une entité dite « électron » qu’en remplaçant chaque occurrence du terme par sa définition selon les lois de l’électrodynamique quantique. Nous reviendrons plus tard sur cette question du critère de simplicité (ou « coût cognitif »).

A quand un Guillaume de Shadokham ?

  • Principe de l’économie : Ernst Mach soutenait une version restrictive du principe de simplicité, récusant les éléments hors du champ de l’expérience : “les savants doivent utiliser les concepts les plus simples pour parvenir à leurs résultats et exclure tout ce qui ne peut être perçu par les sens”. Cette vision se rapproche alors du positivisme, conviction selon laquelle seul existe ce qui est observable.

De manière moins rigoureuse, et plus volontiers idéologique, certains ne retiennent du principe de simplicité que l’appel à la sobriété. Comme le soulignent les sceptiques du Québec, le principe d’origine semble en effet issu d’une croyance en l’idée que la perfection est dans la simplicité même. Dès lors, voici ce que disait Antoine de Saint-Exupéry du processus d’écriture :

“Il semble que la perfection soit atteinte non quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à retrancher.”

Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes (1939)

Forts de cette caution, convaincus qu’il n’y a de beauté que dans la simplicité, certains n’hésitent pas à justifier l’utilisation du rasoir pour éliminer le superflu dans l’art, le design ou même la dépense publique (pourquoi faire avec plus ce qu’on peut faire avec moins ?) !

4. Applications : Dieu, voyants et théories conspirationnistes

Guillaume d’Occam ne cautionnerait pas forcément l’utilisation qui est faite aujourd’hui de son principe ; cependant, il faut bien l’avouer, il est un enjeu fondamental au sujet duquel le principe est fréquemment invoqué : la question de l’existence de Dieu. Si la science se passe de l’idée de Dieu, c’est par souci d’économie, parce que la plupart des phénomènes peuvent s’expliquer sans besoin de s’encombrer de l’hypothèse supplémentaire d’un Être divin.

En effet, on peut tout à fait justifier le mouvement des planètes autour du Système solaire par une “décision divine” (si tant est que cela explique quoi que ce soit). Ou bien alors on peut parler d’attraction des corps célestes (mécanique de Newton), voire de modification de la courbure de l’espace due à la présence de fortes masses (relativité générale d’Einstein), et produire à partir de ces théories des équations qui décrivent en un langage précis la course folle des astres autour du Soleil. D’où une idée comme celle fameusement exprimée par Pierre-Simon de Laplace face à Napoléon Bonaparte : nous n’avons pas besoin de l’hypothèse d’un Dieu (pour être tout à fait honnête, il semble que la célèbre citation ne portait pas sur l’existence du Père de nos pères, mais sur son intervention en un point déterminé – en gros, pour remettre les trajectoires des planètes dans le bon axe).

Adam touché par la graisse (du Monstre en Spaghetti Volant)

De même, la théorie de l’évolution proposée par Charles Darwin tempère la nécessité d’invoquer un Éternel barbu pour rendre compte de la profusion des formes qu’a pris la vie sur Terre. L’élégance et la simplicité de l’idée de sélection naturelle expliquent davantage, et « à moindre coût cognitif », que la théorie d’un Créateur omnipotent… Sauf si l’existence de Dieu est déjà pré-intégrée à votre système de pensée, sans possibilité de remise en cause. Bertrand Russell, notre logicien préféré (déjà présenté à l’heure de commenter ses écrits subversifs sur la réduction du temps de travail), illustre le principe du rasoir d’Occam par l’absurde, en affirmant que l’existence de Dieu n’est acceptée que parce qu’elle fait déjà partie de la culture commune :

“Many orthodox people speak as though it were the business of sceptics to disprove received dogmas rather than of dogmatists to prove them. This is, of course, a mistake. If I were to suggest that between the Earth and Mars there is a china teapot revolving about the sun in an elliptical orbit, nobody would be able to disprove my assertion provided I were careful to add that the teapot is too small to be revealed even by our most powerful telescopes. But if I were to go on to say that, since my assertion cannot be disproved, it is intolerable presumption on the part of human reason to doubt it, I should rightly be thought to be talking nonsense. If, however, the existence of such a teapot were affirmed in ancient books, taught as the sacred truth every Sunday, and instilled into the minds of children at school, hesitation to believe in its existence would become a mark of eccentricity and entitle the doubter to the attentions of the psychiatrist in an enlightened age or of the Inquisitor in an earlier time.”

[Si je suggérais qu’entre la Terre et Mars se trouve une théière de porcelaine en orbite elliptique autour du Soleil, personne ne serait capable de prouver le contraire pour peu que j’aie pris la précaution de préciser que la théière est trop petite pour être détectée par nos plus puissants télescopes. Mais si j’affirmais que, comme ma proposition ne peut être réfutée, il n’est pas tolérable pour la raison humaine d’en douter, on me considérerait aussitôt comme un illuminé. Cependant, si l’existence de cette théière était décrite dans des livres anciens, enseignée comme une vérité sacrée tous les dimanches et inculquée aux enfants à l’école, alors toute hésitation à croire en son existence deviendrait un signe d’excentricité et vaudrait au sceptique les soins d’un psychiatre à une époque éclairée, ou de l’Inquisiteur en des temps plus anciens.]

Bertrand Russell, article “Is There a God?” commandé par le magazine Illustrated, mais non publié (1952)

Certains répondront que l’hypothèse d’un Être divin est quand même plus « simple » pour expliquer la totalité des phénomènes observés qu’un ensemble de lois physico-chimiques. Qu’y a-t-il en effet de plus facile à concevoir qu’une sorte de sorcier grandiose pouvant tout créer par la seule force de sa volonté, sans même avoir à bouger un poil de barbe ? Cette vision néglige le fait que ce n’est pas tant la simplicité d’une seule hypothèse qui compte, mais celle de l’ensemble des hypothèses posées pour aboutir à un ensemble de conclusions. La théorie de l’évolution est simple parce que son mécanisme découle de lois physiques connues ; elle propose une explication unificatrice élégante pour un ensemble de phénomènes biologiques observables. A l’inverse, on ne part pas d’éléments concrets et bien connus du monde naturel lorsqu’on introduit par un claquement de doigts une entité extraordinaire, omnisciente et omnipotente, mais invisible et impossible à appréhender.

Dans un registre moins polémique, comme nous l’avons montré dans l’exemple de l’enquête criminelle, le principe du rasoir d’Occam recommande de choisir une explication complète et cohérente, rendant compte de tous les aspects d’un même phénomène, plutôt qu’une collection d’explications partielles ne décrivant chacune qu’un aspect isolé. Les étudiants en médecine apprennent ainsi qu’il est préférable de proposer un seul diagnostic pour expliquer l’ensemble des symptômes présentés par un patient, plutôt que des diagnostics séparés pour chacun des symptômes : un malade se plaignant d’avoir le cou rigide, un mal de tête et un peu de fièvre a plus probablement une méningite que simultanément une mononucléose, des vertèbres endommagées, une tumeur au cerveau et le paludisme.

Avec les aliens, finis les problèmes d’érection (“Hé, Roger, un peu plus à droite !”)

Or les théories « fantaisistes » négligent souvent le critère d’économie. Les tenants des thèses paranormales ont le réflexe d’expliquer l’inconnu par quelque chose de plus inconnu encore. On ignore comment les statues de l’Île de Pâques ont été déplacées jusqu’à leur site actuel ? C’est « très certainement » que des extra-terrestres ont aidé à la manœuvre. D’où venaient-ils ? Pourquoi auraient-ils participé à ces travaux de BTP ? Où sont-ils repartis depuis lors ? A-t-on d’autres traces précises de leur passage ? Mystère. De telles théories génèrent finalement plus de questions qu’elles n’en résolvent.

Avec une pensée émue pour nos amis les voyants, dont on a déjà largement traité dans des articles précédents (ici,  puis encore par là-bas), nous ajouterons que des “trucs” de magicien suffisent souvent à répliquer les « succès » obtenus par ceux qui se vantent de pouvoirs paranormaux. De même qu’une torsion de cuillère en secret, au bon moment, permet de donner l’illusion d’aptitudes psychokinétiques, une lecture à froid bien menée suffit à rendre compte de l’effet produit par une séance de voyance. Dès lors, nul besoin de croire que les voyants ou les psychokinésistes soient autre chose que des individus utilisant des techniques de magie…

L’analyse des théories du complot bénéficie également de l’utilisation du rasoir d’Occam. Il est possible que le gouvernement états-unien soit derrière les attentats du 11 septembre 2001. Il est possible que l’équipe de George W. Bush ait conçu un plan infiniment complexe, empêché toute fuite dans les médias (à la fois avant et après les évènements), contrôlé la partition de tous ses agents, et fait disparaître la quasi-totalité des preuves. C’est juste que ça paraît bien compliqué. La thèse repose sur un grand nombre d’hypothèses très peu vraisemblables or, mathématiquement, la conjonction d’évènements à très faible probabilité donne un résultat final encore moins probable que chaque hypothèse prise isolément… Une somme d’hypothèses peu vraisemblables ne produit pas une théorie très vraisemblable.

Nous ne nous permettrons pas de trancher sur ce sujet ; la théorie officielle comporte elle-même son lot d’hypothèses compliquées, et puis il y a certes des éléments très suspects (les étranges mouvements de capitaux dans les jours précédant l’attentat laissent accroire que certains riches investisseurs avaient certainement une petite idée de ce qui se tramait…). Néanmoins, la plupart des théories du complot autour du 11-Septembre supposent un pouvoir d’organisation et d’intelligence proprement dément de la part des commanditaires présumés, pourtant pas spécialement réputés pour leur finesse d’esprit.


Malice ou bêtise ?

Or il est un autre coupe-chou que nous nous devons d’évoquer avant de conclure, le rasoir d’Hanlon :

« Ne jamais attribuer à la malignité ce que la stupidité suffit à expliquer. »

L’incompétence, l’erreur ou la faute expliquent souvent davantage que l’intention ou la volonté consciente. On cause parfois plus de souffrance et de malheur par négligence ou maladresse que par souhait délibéré de faire mal ou de nuire. Bref, la bêtise est une justification plus simple qu’une machination complexe.

Ceci dit, une question mérite d’être posée : le principe du rasoir d’Occam est-il « vrai » ? L’appliquer consciencieusement nous assure-t-il de parvenir à la Vérité ?

5. Limites : si Dieu n’existe pas, le Diable, lui, est dans les détails

Le principe est tellement intuitif qu’on l’applique quotidiennement sans même s’en rendre compte : notre rationalité est basée sur la répétition des expériences et la confirmation des résultats de nos prédictions. Rien n’interdit formellement que toutes les lois de la physique cessent de s’appliquer d’ici deux minutes, mais il nous paraît naturel de négliger cette hypothèse. Si au réveil je remarque que la pelouse sous mes fenêtres est très mouillée, alors que le ciel est gris, je tendrai à supposer que la pluie est récemment tombée, au lieu d’imaginer que des extra-terrestres ont déversé un saut d’eau géant sur ma maison.

Pourtant, le succès pratique du rasoir d’Occam est mitigé : l’histoire des sciences a connu des épisodes au terme desquels l’explication la plus « simple » pour un ensemble d’observations a finalement dû être abandonnée. La réalité des météorites fut contestée, parce qu’elle impliquait d’accepter l’existence d’un nouvel “objet” (volant non identifié), extra-terrestre qui plus est. De même, la théorie de la dérive des continents souleva d’âpres controverses ; les vieilles conceptions scientifiques sur l’histoire du globe terrestre durent s’effacer au profit d’un nouveau modèle de mécanique, celui de la tectonique des plaques.


Les dérives des incontinents (pas étonnant que la mécanique de la tecktonik ait eu bien du mal à s’imposer !)

Le rationalisme scientifique témoigne au travers du rasoir d’Occam de ses tendances conservatrices. Repliés sur leurs acquis, les scientifiques doivent d’un côté défendre les bases les plus solides de la connaissance accumulée et, de l’autre, rester ouvert au changement. Cependant, on est en droit de s’interroger sur les limites de leur ouverture d’esprit : jusqu’à quel degré de nouveauté les idées peuvent-elles être décemment acceptées ? A partir de quand deviennent-elles “trop” nouvelles ? A l’opposé de l’écueil des raisonnements abracadabrants, il faut se garder de la “déformation de proximité” (tiens, un nouveau concept 😉 ?), c’est-à-dire de la tendance à adopter des explications proches du domaine formé par ses propres théories ou expériences (un biais dans la lignée du marteau de Maslow, rappelez-vous). Il nous est très facile de considérer comme simple, clair, logique ou évident ce qui correspond déjà à notre vision du monde. Hors de cas triviaux, la « simplicité » n’est-elle pas finalement une notion subjective, voire un “miroir des préjugés” ? [Voir un article plus récent illustrant ce point au travers de l’exemple des devinettes de type “cherchez l’intrus” 🙂 !]

De fait, la vigilance est de mise dès lors que les théories entre lesquelles on doit choisir produisent des prédictions différentes. Dans l’exemple précédemment cité du diagnostic médical, les cliniciens expérimentés noteront que les patients ont souvent plus d’une maladie : une affection entraîne souvent d’autres complications et désordres physiologiques, surtout à un âge avancé. En toute honnêteté, le rasoir d’Occam doit s’effacer devant les complexités de la réalité, et la vérification empirique reste finalement le seul gage véritable d’exactitude.

Est-ce à dire que le principe n’est pas valide ? Ne nous méprenons pas sur sa nature : il s’agit d’une méthode heuristique, et non d’une loi, d’un axiome ou même d’une propriété scientifique. Il ne postule pas la parcimonie en soi des théories, mais oblige à une parcimonie méthodologique pour choisir, parmi différentes thèses équivalentes, celles qui devraient être considérées et évaluées en premier. Il ne nous dit rien sur la validité des hypothèses mais nous encourage, quitte à choisir, à favoriser la moins coûteuse.

Le rasoir d’Occam n’offre qu’une façon commode d’affecter ses ressources : c’est un critère purement économique, un simple guide pour l’usage éclairé de sa raison. On pourrait en choisir d’autres, comme la beauté (symétrie) ou l’élégance :

“The research worker, in his efforts to express the fundamental laws of Nature in mathematical form, should strive mainly for mathematical beauty. […] It often happens that the requirements of simplicity and of beauty are the same, but where they clash the latter must take precedence.”

“Le chercheur, dans son effort pour exprimer les lois fondamentales de la Nature en langage mathématique, devrait en priorité tenter d’obtenir la beauté mathématique. […] Il arrive souvent que les exigences requises pour la simplicité et la beauté soient les mêmes, mais quand elles sont en désaccord, c’est la dernière qui doit être prioritaire.”

Paul Dirac, conférence sur les relations entre mathématique et physique (1939)

Si le but de la science est de produire des modèles, c’est-à-dire des constructions simples qui ressemblent le plus possible à la réalité, la qualité d’une théorie scientifique tient à l’adéquation du modèle à la réalité. Le rasoir d’Occam est adapté parce qu’il permet de restreindre la complexité des modèles.

A la recherche du boson de Higgs : un seul être vous manque, et tout est dépeuplé

Bilan : les sceptiques sont des mecs rasoirs

Le rasoir d’Occam nous permet de faire le tri dans nos spéculations inutiles et nos croyances parasites. Il en appelle à notre honnêteté intellectuelle : s’il nous sert très bien dans la vie de tous les jours, comment pouvons-nous refuser de l’appliquer à l’analyse des évènements ou phénomènes étranges ou controversés ?

Le principe nous met en garde contre l’ “escalade dans la complexité” : “aucune preuve de ce que j’avance ? C’est donc que les traces ont été effacées. Par qui ? Ceux-là mêmes qui ont tout manigancé. De toute façon, vous travaillez pour eux, donc vous êtes manipulé vous aussi, je ne sais même pas pourquoi je vous parle.” Lorsque nos raisonnements saugrenus nous en amènent à de telles extrémités, il faut se demander si, par-delà les faits empiriques, il n’y aurait pas d’inavouables croyances polluant notre système de pensée. Le rasoir permet de nous couper de nos visions biaisées (“quoi qu’il en soit, j’ai ENVIE de croire que Dieu existe, que la Maison-Blanche a orchestré les attentats du 11-Septembre, etc.”).

Guillaume d’Occam nous invite à éviter de gaspiller plutôt qu’à tout simplifier : l’économie vient de ce que le recours à des idées existantes déjà validées se révèle moins coûteux en termes de modification (ajout ou remise en cause) de l’échafaudage théorique déjà établi. Ce qui ne signifie pas que l’invention de nouveaux objets ou concepts est à proscrire. La récente découverte du boson de Higgs (grand responsable, comme chacun l’aura maintenant compris, de la brisure de symétrie électrofaible 😉 !) vient illustrer la manière dont la science progresse en postulant l’existence d’entités dont la réalité est finalement démontrée par l’expérience (c’est juste agaçant qu’on ait surnommé le nouveau venu “la particule de Dieu”…).

Car le principe du rasoir d’Occam ne peut remplacer la méthode scientifique : en fin de compte, les théories restent soumises à l’exigence de la cohérence logique et de l’établissement de preuves empiriques.

Si bien que le mot d’ordre, en définitive, est simplement d’apprendre à dire : “maintenant, ça suffit”.

Sources et liens pour aller plus loin :

  • La vision des sceptiques : le CorteX et les sceptiques du Québec, mais aussi l’AFIS (qui aborde des sujets délicats comme ceux des buts de la science – abordé chez nous aussi – et des différentes forme de rationalité)
  • L’histoire de l’expression “rasoir d’Occam” : The Myth of Occam’s Razor
  • Une vision critique du principe lui-même dans un article de Phil Gibbs et, s’il n’y en avait qu’un seul à lire de toute cette liste, celui de Dieter Gernert (texte révisé, mieux traduit et plus propre sur Pseudo-scepticisme.com)
  • Bertrand Russell, non content d’avoir révélé à la face du monde que les soucoupes volantes étaient en réalité des théières, se plaisait lui aussi à parler de rasage : exercez donc votre logique à l’aide de son paradoxe du barbier
  • Enfin, il vous reste quelques jours pour aller voir les rasoirs de Sweeney Todd à l’exposition Tim Burton de la Cinémathèque française 🙂 !

[Mise à jour du 05/08/2012 : ajout de la référence à notre nouvel article “Cherchez l’intrus (à nos yeux)”]

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