Dans son ouvrage Why?, le sociologue Charles Tilly classifie les différents types de raison que l’on peut apporter pour décrire et expliquer un phénomène. Il s’intéresse ensuite au rôle social que jouent ces raisons : par-delà leur valeur de vérité, ces explications seraient-elles déterminées par la nature des relations qui unissent les interlocuteurs ?

“C’est une illusion qui meurt

D’un éclat de rire en plein cœur

Une histoire de rien du tout

Comme il en existe beaucoup

[…] Mais pourquoi, pourquoi,

pourquoi, pourquoi […]”

Hervé Vilard, paroles de la chanson Nous

Dans les épisodes précédents, nous nous sommes intéressés à la décision de répondre ou non aux questions, puis à la manière de répondre. Nous en avons tiré :

  • un cadre d’analyse des questions : le modèle ESKI (Enjeu, Sens, Kapacité, Intérêt)
  • une liste des types de réponse possibles (nulle, pauvre, suffisante ou riche), suivant le respect que l’on accorde à la personne du demandeur ou au contenu de sa demande

Une question plus que toute autre guide la destinée humaine. Elle est celle qui apparaît le plus dans les conversations (non, ce n’est pas “ça va ?”). Une question qui donne lieu à une foule d’interrogations plus ou moins sérieuses. Une question qui anime les scientifiques, fournit un motif à quantité de sites web (ici ou ), et propose aux spécialistes du management des moyens de résoudre leurs problèmes (mais laisse pourtant le Capitaine Hannibal plutôt indifférent). La question préférée des enfants :

Pourquoi ?

Pourquoi est-ce que X ? Pourquoi est-ce que X a produit / produit / doit produire / produira Y ? (Où X et Y peuvent représenter des faits, situations, objets, personnes, animaux, entités, organisations, rhododendrons, lieux, forces…)

Nous appellerons “raison” toute réponse autre que nulle à une question s’ouvrant sur un “pourquoi”. Les raisons sont les explications que nous donnons pour justifier nos actes ou ceux des autres, pour décrire le fonctionnement d’une machine ou d’un processus, pour raconter comment on en est arrivé là.

Mais par-delà leur valeur explicative, les raisons ont-elles aussi une fonction sociale ? C’est la thèse défendue par un éminent professeur de l’université Columbia, le sociologue américain Charles Tilly. Dans Why?, publié en février 2006, il entend ainsi répondre à deux questions :

  • quelles raisons donnons-nous ?
  • pourquoi donnons-nous ces raisons ?

 

1. Enjeu : comprendre le succès des explications les moins rigoureuses

Why not?

Décédé en avril 2008, Charles Tilly est plus connu pour ses études sur les rapports entre politique et société (voir son édifiante théorie sur la façon dont les états se sont constitués comme des organisations criminelles) que pour son apport à l’amélioration de la communication quotidienne entre les hommes. L’approche qu’il développe dans son essai, dont nous n’avons trouvé aucune traduction en français (et dont on pourra déplorer à l’occasion le côté fourre-tout), nous propose pourtant une grille d’analyse des “raisons” d’application tout à fait pratique.

Avant de la présenter en détail, mentionnons les motivations d’un exposé qui se veut populaire et facile d’accès :

  • Le manque de rigueur : Tilly “s’était ému” (la Plume aime bien cette expression stupide de journaliste !) de l’importance accordée aux explications reposant sur une description purement mécanique des phénomènes observés, comme si faits et situations ne dépendaient jamais que d’un petit groupe d’acteurs conscients et/ou de processus connus et bien délimités. Ainsi s’étonnait-il que les gens puissent présenter leurs actes comme le fruit d’efforts délibérés, quand il est manifeste que les choses se déroulent rarement telles qu’on les avait imaginées. Il s’étonnait davantage encore d’observer cette tendance dans le cadre de sa sphère de recherche, la sociologie : comment décrire des mécanismes sociaux complexes par les seules décisions de quelques acteurs influents, et négliger l’ensemble des conséquences non anticipées, des effets incrémentaux et de la “négociation subtile des interactions sociales” ? Bref, comment oser présenter comme un monologue bien réglé ce qui se rapproche plutôt d’un dialogue incessant ?
  • Le succès des raconteurs d’histoire : comme Tilly le laisse aisément entendre, s’il s’offusque de la facilité qu’ont certains à simplifier à outrance l’explication de processus complexes, c’est aussi parce qu’il regrette de ne pas réussir à populariser aussi bien que d’autres ses propres théories sociologiques. Il interprète le succès littéraire de certains auteurs scientifiques (prenant l’exemple d’un Jared Diamond) comme relevant de leur capacité à raffiner leurs idées pour en extraire la substantifique moelle : ils parviennent à exposer le cœur théorique de façon concise et imagée, avant d’enrober le tout de fioritures narratives propres à soutenir un récit entraînant.

Ce sera d’ailleurs sa conclusion : pour convaincre et diffuser plus largement leurs travaux, il conseille aux chercheurs d’opter pour le style vulgarisateur de cette forme d’ “histoires supérieures”.

2. Une classification des différents types de raison

Tilly distingue quatre types de raison, à différencier selon deux typologies :

Populaire Spécialisé
Formule Convention Code
Exposé causal Histoire Compte-rendu technique
  • Formule vs. exposé causal : les formules ne font qu’établir des correspondances entre X et Y, sans offrir de rapport de cause à effet (relire l’article sur l’effet cigogne pour se remémorer la différence entre corrélation et causalité 😉 !) ; impersonnelles, elles engagent peu ceux qui les proposent, dont le seul but est d’aboutir à une explication acceptable et appropriée (plutôt que véridique ou plausible). A l’inverse, une explication causale tient à rendre compte de Y par X, et doit donc être crédible ;
  • Populaire vs. spécialisé : ici, ce sont les degrés d’accessibilité ou d’autorité des raisons qui importent. Tandis qu’une explication de niveau populaire est facile à appréhender par tout type d’interlocuteur, la nature des explications spécialisées les cantonne à des conversations ou des publications techniques. Aussi loin que porte leur domaine d’expertise, les professionnels (médecins, avocats, chercheurs, informaticiens, plombiers…) sauront assurer la prédominance des codes et des exposés techniques ; ils passeront maîtres dans l’art de traduire dans leur langage les histoires rapportées par des tiers, qui de leur côté auront tôt fait de dénoncer les tentatives de mystification et le charabia jargonnisant !

Nous allons nous pencher sur les quatre catégories de raisons (les réponses à des questions commençant par “pourquoi”) pour les illustrer par des exemples parlants. Cependant, il nous faut noter dès à présent que Tilly, dans un mouvement un peu confus, étend très vite sa grille de lecture à la manière plus générale de proposer des descriptions de phénomène, d’apporter des explications, voire simplement de s’exprimer. Le cadre d’analyse proposé est donc d’utilisation très large.

De plus, toutes les raisons ne sont pas forcément fournies de façon verbale : elles peuvent être données par le langage du corps (téléphone à l’oreille pour signifier “je suis occupé”, majeur relevé pour suggérer “tu sais, je t’apprécie pas trop”), ou même par des objets ou symboles (panneau de signalisation “attention école” invitant les conducteurs de véhicule à ralentir pour cause de passage possible de petits animaux excités sur la route).

a) Conventions

Forme :  formules connues choisies pour leur simplicité, explications classiques et grands principes jugés socialement acceptables

Exemples : “le réveil n’a pas sonné”, “c’est la vie”, “ce mec a toujours le cul bordé de nouilles”, “tous pourris”, “t’en fais pas, elle doit juste avoir ses règles”…

Rôle vis-à-vis des raisons :

  • les conventions s’expliquent d’elles-mêmes et n’entendent pas offrir d’explication rigoureuse (“bah, ça arrive…”)
  • elles permettent de donner l’apparence de la politesse et du respect des formes (“excusez-moi, qu’est-ce que je suis maladroit !”)

Autres fonctions :

  • remplir les blancs dans la conversation (“il faut de tout pour faire un monde”)
  • transmettre le “savoir populaire” accumulé au fil des générations (l’occasion de caser des proverbes dans la conversation : “qui veut voyager loin ménage sa monture”)

b) Histoires

Formes : récits narratifs reposant sur la description de rapports de cause à effet. Quelques spécificités :

  • simplification

Temps et espaces sont circonscrits, acteurs et actions limités, afin que l’explication se concentre sur le fil des évènements, toujours présentés comme liés causalement :

A fait que B a décidé de C, donc D en a profité pour E avec F, sans savoir que B aurait lui-même E avec G, mais finalement H propose de I une J à tout le monde, si bien que finalement K, et tout finit par des chansons (bref, une convention : tout est schtroumpf qui finit schtroumpf !)

C’est ainsi que les histoires heurtent les puristes, en faisant l’impasse sur un grand nombre d’autres causes probables, de conditions nécessaires et d’explications concurrentes, en minimisant le rôle des erreurs, des effets simultanés, incrémentaux, indirects ou réciproques, en négligeant les conséquences non anticipées et les rétroactions…

Tilly remarque à juste titre que, lorsque l’on est en train de vivre une histoire, elle nous apparaît rarement comme une histoire ; c’est seulement lorsqu’on la raconte ensuite qu’elle revêt cette qualité ! L’un des avantages d’une histoire est cependant la possibilité de décomposer une trame générale en sous-trames, et d’exposer tous ses éléments constitutifs individuellement. D’où une approche “réductionniste” qui facilite ainsi la communication.

  • personnification

Les actes des individus sont considérés conscients (voire volontaires) et les décisions personnelles prennent le pas sur les facteurs institutionnels ou collectifs. Plutôt que le hasard ou la chance, ce sont les dispositions des acteurs eux-mêmes qui expliquent les évènements, surtout dans les histoires que l’on raconte à son propre compte : “j’étais pas concentré, le mendiant était particulièrement effrayant, tout le monde avait donné avant moi, j’ai pas réfléchi et je lui ai filé une piècette moi aussi” devient vite “hé oui, je suis d’un naturel généreux, et ne supporte pas la misère : un petit geste pour soulager son malheur m’a paru tout à fait naturel”.

Par défaut, les acteurs sont des êtres humains. S’ils n’en sont pas, ils se verront personnifiés, dotés d’attributs typiquement homo sapiens sapiens. Capable de pensée et sujette aux émotions, la nature, par exemple, “ne pardonne pas” (convention) : si on lui manque de respect en lui déboisant ses forêts ou en construisant nos huttes en zone inondable, elle se venge en provoquant érosions ou inondations dévastatrices.

  • conformité

Les histoires recyclent des trames parfois usées jusqu’à la corde : pour ne pas qu’on perde le fil, leur structure se conforme aux modèles (modes ?) dominants. Certaines histoires-types sont si fréquentes que le simple énoncé de leurs premières phases permet généralement d’en déduire les suivantes :

Attiré par A, B décide d’abandonner C, qui en souffre, et se console avec D – mais on devine déjà qu’après de savoureux succès initiaux, B connaîtra de douloureuses désillusions, et se posera alors la question de retourner ou non vers C (mais comment réagira C ? Bla bla bla, bla bla bla, bla bla bla…)

C’est l’aspect culturel des histoires : un bon conteur saura puiser dans le vivier d’histoires déjà en circulation au sein du contexte social dans lequel il évolue. Le storytelling, “art de raconter les histoires”, est récemment devenu une véritable industrie, avec ses experts incontournables (en France, Christian Salmon). L’un des effets désastreux de cette tendance à “vendre” chaque sujet (marque, personnalité, politique, guerre…) comme une histoire est justement son caractère invasif : l’injonction est au storytelling partout, pour tout et à tout bout de champ.

Non seulement on nous recommande d’opter pour l’histoire (et de privilégier ainsi l’émotionnel sur le rationnel) en lieu et place d’autres types de raison, qui seraient pourtant légitimes et rigoureux, mais en plus on nous encourage à proposer des histoires en l’absence même de raison ! C’est-à-dire que, plutôt que d’admettre agir sans raison ou par principe, on nous invite à façonner un récit causal pour rendre compte de nos actes.

Même les orateurs des conférences TED, pourtant censés proposer des idées novatrices, sont incités à raconter des histoires (voir le commandement n°4) – ce dont, malheureusement, certains ne se privent pas. Difficile d’éviter les dérives : en ce début de 21e siècle, toute histoire à forte charge émotionnelle (au hasard : les attentats du 11 septembre 2001), et jusqu’au moindre fait divers sordide (affaires dites du “meurtre d’Agnès”, du “meurtre de la joggeuse”…), peut être récupérée par le pouvoir et servir de prétexte à limiter les libertés individuelles et nous refourguer de l’arsenal législatif toujours plus répressif.

D’ailleurs… A l’origine de ce blog, il y a un petit garçon qui, un jour, se rendit compte que même en faisant bien ses devoirs, en étant docile et serviable, il ne deviendrait pas forcément le plus heureux des hommes. Il voyait son père, sérieux, besogneux, travailleur acharné, se tuer à la tâche pour son infâme patron, gros bébé capricieux et égoïste, grand amant des femmes et grand ami du pouvoir politique local. Plus Papa obtenait de résultats, plus on lui en demandait. On abusait de sa gentillesse, on l’exploitait à outrance ; même sa femme le manipulait, exacerbant son sentiment de culpabilité en lui reprochant de ne passer assez de temps à la maison, et de ne pas gagner assez pour ses efforts. Jusqu’au jour où le corps ne tint plus. Sagement penché sur la tombe de son père, tandis que sa mère se consolait déjà dans les bras du patron de son défunt mari, le petit garçon se fit à jamais cette promesse :

“Jamais plus je ne serai manipulé par les hommes. Jamais plus je ne croirai à ceux qui me font miroiter monts et merveilles en récompense de mon labeur ou de ma soumission. Jamais plus on ne jouera avec mes sentiments. Jamais plus je ne donnerai aux autres davantage que ce qu’ils méritent. Je veux devenir mon propre maître, car les gens sont méchants, hypocrites, ingrats, et la vie, la vraie, une sale chienne.”

Non, franchement, nous avons trop de respect pour nos lecteurs : ne comptez pas sur nous pour oser vous soumettre pareils boniments 😉 !

  • justification

En imputant des responsabilités aux acteurs sur lesquelles elles se concentrent, les histoires s’accompagnent souvent d’une notion de légitimation ou de condamnation, de marques d’éloge ou de critique : si A est responsable du fait B, il mérité d’être loué ou blâmé pour ce qui en a découlé. Le comportement des acteurs se prête à l’évaluation morale. C’est pourquoi les gens changent souvent de version dans l’énoncé des faits qui ne font pas honneur à leurs qualités…

Ce faisant, les histoires se parent d’une morale. Or, en acceptant l’histoire, on doit aussi en accepter les conséquences, et notamment les accusations qui la sous-tendent.

  • signification

Les histoires doivent avoir un sens et rendre le monde intelligible, même superficiellement. Les histoires se terminent souvent sur l’énoncé de grands principes ou de conventions.


Père Castor, raconte-nous pourquoi tu as la queue plate

Exemples : les histoires sont le type de raison le plus commun dans la vie de tous les jours. Elles foisonnent dans les conversations quotidiennes, les œuvres de fiction, les livres d’histoire, les articles de presse, les théories dites “conspirationnistes”…

La dimension historique est intéressante : Capitaine Hannibal s’est souvent demandé s’il était bien pertinent que ses professeurs d’histoire-géographie insistent autant sur le rôle des “grands hommes”, au détriment de la masse des “petits”. Pour raconter intelligemment la révolution française, doit-on se contenter de parler des people de l’époque, ou faut-il aussi prendre en compte des données (socio-démographiques, économiques, etc.) sur le reste de la population ? Bref, nous raconte-t-on l’Histoire (des hommes), ou juste une histoire (de quelques hommes) ?

Comment croire que l’essentiel des évolutions de la société puisse dériver d’une infime minorité de puissants placés aux postes de pouvoir ? Quelle influence ont-ils réellement sur le cours des choses ? Les révolutions arabes de 2011 sont-elles dues à une poignée d’immolations suffisamment médiatisées ? Par-delà leurs attributions, quel pouvoir véritable ont les hommes de pouvoir ? Nous sommes les 99,999…%.

Le monde est ainsi fait que l’ensemble des faits, évènements, situations et comportements est si vaste, si complexe, si inter-relié, qu’il est infiniment délicat de démêler l’écheveau des causalités. En choisissant d’extraire de ce grand magma informe un seul sous-ensemble d’acteurs et d’actions, on élit une histoire conforme à notre interprétation, mais forcément partielle – et partiale. C’est la principale limite de l’exercice : dans quelle mesure sommes-nous honnêtes avec nous-mêmes en choisissant d’attirer l’attention de nos interlocuteurs sur le scénario sélectionné ? Croyons-nous véritablement que les choses se passent comme on l’explique, ou ne faisons-nous que choisir (plus ou moins consciemment) la version de l’histoire qui nous profite le plus, et remet le moins en cause nos croyances ?

Enfin, notons qu’une histoire sera d’autant plus “construite” que ses éléments se répondront, c’est-à-dire auront du sens les uns vis-à-vis des autres, en mobilisant le moins possible d’éléments extérieurs. C’est le grand talent des méga-théories conspirationnistes de dénicher des significations profondes derrière des faits et des situations sans raison apparente, et de les mêler ensemble dans un grand gloubi-boulga brassant soucoupes volantes, reptiliens et nouvel ordre mondial (sujets bientôt à notre menu !).

Autres fonctions :

  • les histoires sont utiles pour exprimer des émotions et véhiculer une notion de bien (éloge, fierté) ou de mal (blâme, regret) – tandis que les autres types de raison paraîtront moralement neutres
  • elles servent aussi à apporter des nouvelles, amuser, menacer et éduquer

c) Codes

Forme :  formules de haut niveau invoquant des classifications, des procédures et des règles ;  les codes résultent des stratégies déployées par les organisations au cours de leur histoire pour ordonner et contrôler les idées, ressources, individus et activités dont elles traitent

Exemples :

  • Afin d’établir un diagnostic et un traitement adaptés à son patient, le médecin applique des procédures systématiques en vue de recueillir de l’information (“dites 33 !”, “toussez”, “baissez votre pantalon”…) ; puis il déduit des symptômes de ses observations, symptômes qu’il fait correspondre aux catégories établies (nausée + envie de fraises = femme enceinte) ; en fonction de son diagnostic, il sait quelles règles de traitement appliquer (“arrêtez de fumer, bon sang !”)
  • Dès qu’il s’agit de convertir des descriptions généralement appréhendées sous forme d’histoires en des faits standardisés répondant à des normes précises, on a recours à des codes (exemple d’un dossier de candidature ou d’un CV structurés pour reprendre la succession de nos activités scolaires et professionnelles – exercice très différent de la lettre de motivation, par exemple, qui elle raconte une histoire !)
  • Les codes nous sont fréquemment opposés lors de nos interactions avec l’administration, et autres maisons qui rendent fou : “désolé, vous devez obtenir le laissez-passer A38 !” ; ils structurent les pratiques sportives (“l’arbitre a sifflé le coup franc pour cause de hors-jeu”) et religieuses (“le prêtre a sifflé la bouteille pour cause de hors-d’œuvre”)
  • Mais c’est bien sûr dans l’exercice de la justice que les codes sont le plus prégnants. Les avocats proposent des histoires qu’il incombe au jugement rendu de retraduire sous forme de codes : on vérifie si les procédures appropriées ont été respectées (“l’individu s’est-il acquitté de la somme demandée par le vendeur pour jouir de la possession de son bien ?”), on assigne les faits à des catégories (“voleur de poules”), et on statue sur les règles à appliquer (“qu’on lui tranche la tête !”). Rendre la justice ne tient pas tant à la détermination de ce qui s’est réellement passé qu’à l’énoncé de formules permettant d’engager des actions “valides”.  La justice traite de faits, et non de moralité ou de vérité – si un verdict honore également la morale et le vrai, tant mieux, mais c’est accessoire ! Ce qui peut d’ailleurs traumatiser les pauvres hères “broyés” par la machine judiciaire, victimes incapables de panser les plaies de leur âme dès lors qu’on leur refuse tout moyen d’exprimer leur souffrance :

“Laws are established in opposition to stories. In a criminal trial, we take a complicated narrative of cause and effect and match it to a simple, impersonal code: first-degree murder, or second-degree murder, or manslaughter. The impersonality of codes is what makes the law fair. But it is also what can make the legal system so painful for victims, who find no room for their voices and their anger and their experiences. Codes punish, but they cannot heal.”

Malcolm Gladwell, article “Here’s Why” (The New Yorker, 10 avril 2006)

Rôle vis-à-vis des raisons : les raisons apportées sous forme de codes ne visent pas à expliquer, mais à décrire comment les faits et actions se conforment eux règles (“dura lex, sed lex”) ; leur caractère inéluctable rassure ceux qui jouent le jeu, et les codes auront pour eux valeur de standard absolu

Autres fonctions :

  • poser les règles de fonctionnement de systèmes complexes (processus électoraux, marchés…)
  • standardiser la communication entre spécialistes
  • communier dans le cadre de rituels rappelant les croyances ou engagements communs
  • s’adonner à des jeux d’esprit (et d’ego) en rivalisant de connaissance et d’expertise

d) Exposés techniques

Formes : descriptions narratives complexes s’appuyant sur un savoir spécialisé, invoquées par des experts dans leur domaine (science, technique, droit, art…) et souvent inaccessibles aux profanes, notamment du fait de l’emploi d’un vocabulaire technique. Ces analyses causales font intervenir des agents et des mécanismes issus d’une discipline rigoureuse. La démarche descriptive s’appuie sur des codes, qui permettent d’évaluer faits et situations à l’aune de normes et de standards. Les divergences mesurées autorisent alors l’expert à postuler des causes et des effets pour en rendre compte. Ce sont donc souvent les codes qui révèlent les régularités empiriques que les exposés techniques se proposent ensuite d’expliquer.

Exemples : les investigations aboutissant à la rédaction de copieux rapports, rapports d’accidents soumis par des autorités spécialisées (voir l’enquête du BEA sur le crash du vol AF 447 au large du Brésil le 1er juin 2009) ou même le fameux “Rapport final de la commission nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis” (indépendamment de sa valeur de vérité, notons bien !)

Autres fonctions :

  • démontrer expertise et autorité sur le sujet dont on parle pour établir sa respectabilité vis-à-vis des profanes et/ou signaler son appartenance au milieu des possesseurs d’un même savoir ésotérique
  • marquer ses divergences avec d’autres spécialistes sur des sujets controversés
  • offrir une introduction au domaine et éduquer

Quelques idées pour conclure cette première partie sur le cadre d’analyse proposé :

  • Chaque type de raison a un rôle ; il n’y a pas de hiérarchie entre les différentes catégories
  • Les frontières entre les catégories ne sont pas étanches : il faut voir le passage des conventions aux codes ou des histoires aux compte-rendus techniques comme des continuum ; c’est d’ailleurs entre les deux formes de l’exposé causal que réside la forme hybride dite des “histoires supérieures”, des exposés techniques qui simplifient actions et acteurs mais sans sacrifier la vérité
  • Le type d’une raison peut d’ailleurs se transformer au fil des interactions, l’individu proposant l’explication pouvant choisir d’opter pour une forme ou une autre. Les bons professeurs savent alterner entre histoire et exposé technique en fonction de l’attention de leur public !

Mais le sujet vers lequel Tilly souhaite véritablement nous attirer, c’est bien celui du rôle social des raisons

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