21 Nov 2011

Comment répondre à cette question ?

Publié à 14h15 par et sous Langage et communication, Représentations et modèles

Il existe plusieurs manières de répondre aux questions qui nous sont adressées. Nous montrerons ici comment le respect pour l’interlocuteur ou la question posée conditionnent les réponses que nous choisissons d’apporter.

1. ESKI faut répondre ?

Dans l’article précédent, nous présentions l’ébauche d’un cadre d’analyse des questions : quels éléments prendre en compte avant de décider de répondre à une interrogation ? En considérant ici le cadre plus général des demandes et requêtes (de “comment ça va ?” à “tu peux me passer le sel ?”), commençons d’abord par reprendre la grille de lecture proposée la dernière fois, en lui donnant un nom pour faciliter la mémorisation, le modèle ESKI :

  • E pour Enjeu : origine/cause de la demande d’un côté, et but/finalité de l’autre
  • S pour Sens : signification et logique de l’interrogation (au passage, c’est aussi à ce niveau qu’il faut questionner les éventuels présupposés de la demande)
  • K pour Capacité : résolubilité de la question, possibilité de répondre
  • I pour Intérêt : calcul, contrainte ou envie déterminant notre motivation à répondre

Bien sûr, l’ordre dans lequel passer à la moulinette ESKI les demandes qu’on nous adresse peut dépendre des cas, l’important étant de s’assurer que l’on peut et que l’on veut (ou que l’on doit) répondre à son interlocuteur. Ces bonnes pratiques permettent ainsi d’exercer un certain niveau de contrôle sur la manière dont on appréhende les requêtes qui nous sont soumises : au lieu d’être simplement le receveur passif d’une demande non sollicitée, on devient sujet actif, propre à décider de lui-même comment employer ses ressources à la satisfaction de la demande à traiter. On y gagne en indépendance d’esprit.

Éluder l’une ou l’autre des questions du modèle revient donc à lâcher une part de contrôle. Ce qui n’est pas forcément dommageable, au demeurant : face à un véritable ami, on n’a pas à se sentir obligé de se poser la question de la visée (E) de ses questions. Titillé par une énigme mathématique (ou un sudoku tout à fait retors), s’interroger sur sa propre capacité (K) à résoudre le problème abordé peut nous éviter de perdre notre temps. Enfin, cuisiné par un policier alors que l’on se sait innocent, l’intérêt de répondre en toute honnêteté – et la contrainte qui nous est imposée – sont tout à fait évidents !

Maintenant, comment répondre à notre interlocuteur ?

2. Ce que veulent les femmes – et les hommes

Mauvaise Raiponce

Le E (“enjeu”) du modèle ESKI recouvre en fait un aspect déterminant des questions posées, que nous avons à peine mentionné : la position du demandeur. Une demande unit dans un même mouvement l’individu qui émet l’interrogation et celui qui la reçoit ; le receveur passe donc à côté de l’interaction s’il se contente d’analyser la demande selon ses propres critères, en des termes purement égocentrés. Certes, le questionné peut légitimement s’interroger sur la pertinence de l’interaction ; néanmoins, il ne peut en nier la nature, et faire mine de négliger que répondre à la question n’est au départ qu’un service demandé par le questionneur.

Bien cerner l’Enjeu d’une demande implique donc de déterminer ce que le demandeur cherche véritablement à obtenir. Que vise-t-il vraiment par sa question ou sa requête ? Que veut-il ?

Comprendre comment satisfaire le demandeur est une tâche souvent délicate, source infinie d’incompréhension et de frustrations. On croit bien faire, et puis on se trompe. On voit plus loin que ce qui est demandé, on donne beaucoup d’explications, et au lieu d’en être félicité, on le paye en suscitant la confusion de son interlocuteur. D’autres fois, on s’arrête à la question posée, alors que notre interlocuteur s’attendait à ce qu’on développe notre opinion. Parfois, le contenu de la réponse elle-même indiffère le demandeur, car c’est la manière de l’exposer qu’il souhaite juger : dans le cadre des oraux d’examen, ce n’est pas toujours le résultat qui importe, mais la démarche, la manière de poser le problème et de construire sa réponse.

De même, croyez-le ou pas : les professeurs de philosophie s’en foutent un peu de l’avis de leurs élèves sur le bonheur, la vie et la mort. En revanche, ils s’attacheront à leur manière de dérouler le fil d’une argumentation logique et cohérente. Les enquêteurs des instituts de sondage, au contraire, ne veulent pas en savoir plus que ce qu’ils ont le loisir de remplir dans les cases de leur questionnaire : “oui”, “non”, des chiffres, des croix, parfois quelques réponses qualitatives (notamment dans les cases “autre”), et un bon vieux “ne sait pas” en cas de doute.

A partir de notre compréhension plus ou moins intuitive de la façon de satisfaire le demandeur, de lui donner ce qu’il veut, quelle que soit la manière dont il le demande (par-delà la qualité de la formulation de sa requête), on peut choisir de lui donner/renvoyer :

  • rien (refus de répondre, ou “retrait”) ou pas ce qu’il veut
  • moins que ce qu’il veut
  • ce qu’il veut (réponse dans les termes de l’énoncé)
  • plus (ou mieux) que ce qu’il veut (réponse selon nos termes)

Comme pour les rimes de nos poésies, nous distinguerons ainsi, outre les réponses “nulles”, trois niveaux de réponse : pauvre, suffisante ou riche. Le tableau ci-dessous, fruit des réflexions de Tesla, se propose de détailler :

  • la forme que peut prendre chaque type de réponse
  • comment en analyser la cause dans le cadre du modèle ESKI
  • quel sera l’effet produit sur l’interlocuteur (quelle image il percevra du répondant)

Notons bien qu’on prétend se baser ici sur ce que le demandeur “veut”, et non pas ce qu’il dit qu’il veut : le point de départ n’est pas la formulation, c’est-à-dire le Sens, mais bien l’Enjeu. Par exemple, on supposera que la question “peux-tu me passer la sauce au poivre ?” s’interprète en réalité comme une injonction “passe-moi la sauce au poivre (s’il te plaît)”.

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Des analyses de Tesla émergent d’intéressantes typologies ; ainsi le choix du type de réponses semble-t-il largement dépendre :

  • Du degré de respect pour l’interlocuteur et/ou la question posée : qualité et richesse de la réponse augmentent avec la considération que l’on a pour le demandeur ou pour sa demande
  • De ce que l’interlocuteur ou la question font résonner (raisonner ?) en nous : réponse rationnelle, ou bien émotionnelle (déclenchée par une réaction spontanée à la personne du demandeur ou au contenu de sa question)

A priori, on peut suggérer que le respect commande une réponse riche et rationnelle, mais les deux caractéristiques ne sont pas entièrement corrélées : on peut répondre émotionnellement en détail (par exemple en s’embourbant dans l’auto-justification après avoir été injustement accusé), de même qu’on peut répondre rationnellement par un refus d’interaction (“en acceptant de répondre selon les termes que vous m’imposez, je cautionnerais implicitement les analyses fallacieuses qui fondent votre argumentation boiteuse, alors je préfère me taire, monsieur le ministre de l’Intérêt national”).

En outre, ces aspects sont également indépendants du fait que notre réponse serve à exprimer un mensonge ou une vérité 😉 !

Nous avons mentionné la technique de la bifurcation, consistant à ne pas répondre frontalement à une question en reportant le questionnement sur les mots employés par l’interrogateur. Elle peut être utilisée dans une démarche constructive (on répond par une question qui sert à préciser la question ou recentrer le débat) ou d’évitement (on fait diversion en jouant subtilement sur le fait que la question était mal posée). Étudions son emploi dans un exemple resté fameux.

3. Bill donne l’exemple

Bill Clinton a du nez

Dans le cadre de l’affaire Paula Jones-Monica Lewinsky, Bill Clinton,  42e président des “Stazunis”, est appelé à comparaître devant un grand jury constitué par le procureur indépendant Kenneth Starr (à ne pas confondre avec son non moins respectable homonyme). L’interrogation est menée par Solomon L. Wisenberg, qui va s’intéresser à la déclaration de Monica Lewinsky, rapportée par l’avocat de Clinton, affirmant “there is absolutely no sex of any kind in any manner, shape or form, with President Clinton”.

Mr. Wisenberg : Mr. President, I want to, before I go into a new subject area, briefly go over something you were talking about with Mr. Bittman.

[Bittman ? Ça ne s’invente pas. Passons un peu sur les palabres suivantes pour en arriver à :]

Whether or not Mr. Bennett [l’avocat de Clinton] knew of your relationship with Ms. Lewinsky, the statement that there was “no sex of any kind in any manner, shape or form, with President Clinton,” was an utterly false statement. Is that correct?

Passage un peu compliqué, nous en convenons ; la double négation n’aide pas à la compréhension. Disons que Wisenberg demande à Bill de confirmer que la déclaration initiale niant tout type de relation sexuelle entre Monica et lui était fallacieuse. C’est-à-dire qu’ils auraient donc eu des relations sexuelles.

Pour simplifier et adapter la situation à notre langue, posons que la déclaration en question a été formulée, dans ce passé auquel il est fait référence : “il n’est pas de relation sexuelle entre Monica Lewinsky et Bill Clinton” (au présent, donc avec un “is” et non un “was”).

Et là, l’une des répliques les plus fabuleuses de l’histoire des tirades judiciaires :

Bill Clinton : It depends upon what the meaning of the word “is” is.

[+50 ! Bien joué, Bill 🙂 Le verbe être a tellement de significations qu’il est sans doute le terme donnant lieu au plus grand nombre de désaccords et d’incompréhensions, en français comme en anglais. Sauf que là, Billou, l’ambiguïté que tu mets en avant est un peu tirée par les cheveux :]

If the – if he – if “is” means “is and never has been”, that is not – that’s one thing. If it means “there is none”, that was a completely true statement.

Traduction : si, d’un point de vue temporel, on se replace à l’époque où la déclaration a été formulée, et que votre question est à comprendre comme “y a-t-il /avez-vous des relations sexuelles avec cette dame aujourd’hui ?”, la réponse est (c’est-à-dire “était” dans ce passé révolu) bel et bien non ; si votre question signifie plutôt “y en a-t-il jamais eu / en avez-vous jamais eu”, alors… That’s another thing 😉 !

Puis pas mal de bla bla avant que Bill ne reformule encore plus clairement :

Bill Clinton : Now, if someone had asked me on that day, are you having any kind of sexual relations with Ms. Lewinsky, that is, asked me a question in the present tense, I would have said no. And it would have been completely true.

Réponse riche : l’interrogateur aura quand même eu ce qu’il voulait, quelles que soient les tentatives de Bill de formuler des propositions qui ne lui soient pas trop défavorables. Une preuve, s’il en était besoin, que la technique de la bifurcation offre le moyen de sacrément noyer le poisson.

[Toutes les répliques ci-dessus ont été extraites de la déposition de William Jefferson Clinton (si si, c’est son nom complet) devant le Grand Jury constitué pour l’occasion (le concept nous a un petit côté America’s Got Talent, désormais) : vidéo à visionner de 1:22:20 à 1:28:34 pour bien faire, et transcription à peine passable (pas mal de fautes) à parcourir ici.]

Conclusion

  • On peut établir comment répondre à une demande en lui appliquant la grille ESKI : Enjeu, Sens, Kapacité, Intérêt
  • Une réponse pertinente impose ainsi de prendre en compte ce que le demandeur veut (Enjeu), indépendamment de ce qu’il dit qu’il veut, et de la formulation qu’il a choisie pour sa demande
  • La qualité et la richesse d’une réponse dépendent du respect accordé à la personne du demandeur et à la nature de sa demande
  • Le respect commandera généralement une réaction rationnelle, mais une réponse sur une base émotionnelle reste possible

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