11 Nov 2011

Je t’en pose, moi, des questions ?

Publié à 18h15 par et sous Langage et communication, Représentations et modèles

Où l’on juge que toutes les questions n’appellent pas forcément de réplique. Ce qui répondra, ou non, à l’interrogation soulevée à la fin de l’article précédent.

Quelle est la différence entre un pigeon ?

Michel Colucci, dit Coluche, sketch du Qui perd perd

Ce n’est pas parce que nous conformons nos actions aux canons de la bonne éducation qu’un comportement supposément exemplaire nous sera bénéfique. A vouloir apparaître trop bien élevé, une fois intégrées les “exigences” de la civilité, on peut développer des automatismes qui limitent l’autonomie de pensée plus qu’ils ne facilitent les relations et la vie en société.

“Réponds à la dame !” n’hésitent pas à répéter à leur enfant chéri les parents trop aimants qui croient sincèrement bien faire. Sauf qu’à force de se voir intimer l’ordre de répondre aux questions posées, l’enfant risque de perdre toute capacité à remettre en cause lesdites interrogations. Désincité à prendre le temps de délibérer sur la pertinence des questions qu’on lui assène, il peut choisir de se doter d’une réaction-réflexe de “réponse rapide”, privilégiant la promptitude de la réplique à l’analyse froide et raisonnée du problème proposé. L’adulte en devenir aura appris à donner aux autres ce qu’ils attendent de lui en apparence – socialement, au moins. Intellectuellement, le citoyen libre et critique aura quant à lui sacrifié une part de son indépendance d’esprit.

Nous avons les moyens de vous (en) faire baver

1. Le cadre d’analyse des questions

Lorsque l’on nous pose une question, il ne faut pas oublier que l’on gagne généralement à s’interroger soi-même, avant d’émettre toute réponse : la question mérite-t-elle d’être posée, et mérite-t-elle de m’être posée à moi ? La question mérite-t-elle mon attention, et la situation mérite-t-elle que je m’efforce de produire une réponse ? Ce questionnement intérieur recouvre plusieurs sous-questions, dont entre autres :

  • Coercition : dois-je répondre ? Pourquoi ? Qu’est-ce que je risque si je ne le fais pas ? (exemple : “Gendarmerie nationale, est-ce que vous avez les papiers du véhicule ?”)
  • Intérêt (calcul) : que peut apporter une réponse à la question ? Qu’est-ce que répondre peut m’apporter à moi, et qu’est-ce que cela peut me coûter ? (“Dominique, la domestique a-t-elle oui ou non donné son accord pour que tu la trousses de manière précipitée ?”, ou Tu préfères, chaque fois que tu arrives, entendre « Tiens, voilà l’autre con qui arrive ! » OU, chaque fois que tu pars, « Tiens, y a l’autre con qui s’en va ! » ?”)
  • Signification (logique interne) : la question a-t-elle un sens ? (“Que peut-on dire de deux phénomènes lorsqu’un seul des deux est corrélé à l’autre ?” La corrélation est toujours définie comme une relation entre deux phénomènes, banane, donc “un seul des deux [phénomènes] est corrélé à l’autre” ne veut pas dire grand-chose ! La question est à peu près aussi intelligente que cette réplique à l’emporte-pièce qu’on entend souvent : “chacun est différent”. Différent de quoi, de qui ? De lui-même ? Peut-on être différent de soi-même ?)
  • Logique (externe) : quelqu’un peut-il logiquement répondre à la question ? (“Que faisiez-vous dans la nuit du 29 au 30 février ?” Notons que, pour un individu d’un public donné, se voir demander “Tout le monde a compris ?” n’est pas identique à “Quelqu’un n’a-t-il pas compris ?”, puisque dans le premier cas il faut répondre au nom de tout le monde, tandis que dans le second on ne parle que pour soi)
  • Résolubilité : la question a-t-elle une réponse ? Qu’est-ce qui me permet de supposer qu’elle en a une (ou plusieurs) ? Dans le cas d’une proposition d’alternatives, la variété des options proposées est-elle honnête, rigoureuse, prenant en compte l’ensemble des éventualités possibles ? (cf. “Alors, c’était qui le premier : la poule ou l’œuf ?”, ou bien “es-tu pour l’avortement, ou pour la vie ?”)
  • Capacité : suis-je moi-même en mesure de répondre à la question ? (“Si n est un entier strictement supérieur à 2, peut-on trouver trois nombres entiers x, y et z non nuls tels que xn + yn = zn ?”)
  • Cause : pourquoi la question m’est-elle posée ? (“Vous qui m’avez l’air bien basané, dites, vous mangez du cochon ?” Le soupçon d’intentions “impures” pourra toujours légitimer une réponse non pas sur le fond, mais par une attaque ad hominem !)
  • Finalité : pour quoi (en deux mots, ici) la question m’est-elle posée, c’est-à-dire à quoi sera-t-elle utilisée ? (“Chérie, cette paire de chaussures mauve fluo dont mon relevé bancaire indique qu’elles ont coûté 250 euros, alors que nous peinons à joindre les deux bouts, tu comptes les porter combien de fois ?”)

Soit, pour résumer :

  1. Intention : est-ce que je me fixe d’apporter une réponse ? Le calcul d’intérêt “étendu” (c’est-à-dire qui intègre la contrainte sous la forme d’un coût démesuré) repose ainsi sur une bête analyse de coût-bénéfice : globalement, ai-je plus à gagner ou à perdre de mes efforts pour répondre ?
  2. Pertinence : est-ce que je peux apporter une réponse ?

Rien n’indique a priori qu’il faille absolument répondre à toutes les questions que l’on nous pose. Et l’on ne vous délivrera pas forcément de “bon point” pour l’avoir fait. Pourquoi devriez-vous consentir à un effort quand le demandeur lui-même n’a peut-être pas daigné vous faire l’honneur d’un énoncé pertinent ?

2. La traque des présupposés

Car, non, toutes les questions ne sont pas pertinentes. Toutes ne se valent pas, toutes ne naissent pas libres et égales en droit (de réponse). Tenez, la maison vous offre deux cas d’école pour le prix d’un :

Personnage A (dans un état de crise spirituelle ou affective) : Quel est le sens de la vie ?

Personnage B (vous, par exemple, si vous ne voulez pas vous perdre dans un énième débat d’une stérilité certaine) : STOP ! Attends attends, mec, qu’est-ce qui te dit que la vie a un sens ? Tu vois, avant de me demander quel est le sens – au sens de “direction” – de la vie, tu pourrais commencer par te demander si ta question elle-même a un sens, c’est-à-dire une signification !

Personnage A (interpelé, surpris, et qui a décidément mal vécu la mort de son chien par noyade, l’élimination de son équipe de foot préférée, ou bien la douloureuse chaude-pisse contractée au cours d’un rapport non protégé) : Aïe, malheur ! Mais pourquoi la vie est-elle si injuste ?

Personnage B (toujours vous, maintenant gonflé d’assurance, certain de votre diagnostic et de l’inutilité de jouer aux jeux psychologiques de votre interlocuteur) : Stop ! Qui t’a dit que la vie devrait être juste ?

[Mise en garde : agissez avec doigté, car un état de crise profonde n’ouvre pas forcément votre interlocuteur à la relativité des conceptions ; si état de fragilité il y a, attirez le sujet en question hors des spirales de pensée infernales, compatissez et accompagnez-le avec douceur, plutôt que d’aborder frontalement le manque de pertinence de ses lamentations !]

On le voit bien dans cet exemple : sans en être pleinement conscients, nous formulons parfois des hypothèses qui nous paraissent si naturelles, si évidentes, que nous ne nous rendons pas compte qu’elles limitent notre champ de pensée, et nous conduisent donc, peut-être, à des impasses. Nos hypothèses de départ coûtent cher.

L’une des hypothèses les plus fortes consistant à présumer que les questions que l’on se pose ont une réponse – et que nous vivrons mieux en la connaissant. Souvenez-vous de la fin d’un film comme Inception. Pendant des semaines, les discussions de fan ont porté sur la façon d’interpréter la dernière scène, puis tout le film en lui-même : à quel niveau de rêve et de réalité sommes-nous ? Au lieu de perdre son temps à épuiser les théories, il peut y avoir une approche plus simple : passer à autre chose, en considérant que la fin du film est volontairement ambiguë. Le réalisateur peut très bien avoir pour seul but de susciter l’interrogation, de faire en sorte que le public ne puisse pas ne pas se poser de questions. Pour capter et maintenir notre attention, il se gardera bien de nous fournir une réponse définitive.

“I’ve been asked the question more times than I’ve ever been asked any other question about any other film I’ve made. […] What’s funny to me is that people really do expect me to answer it.”

Christopher Nolan, interview à Entertainment Weekly

L’intérêt du cinéma étant aussi de s’imprégner de l’expérience offerte, en mettant à l’épreuve son intuition et son imagination (cf. David Lynch, 2001 : l’Odyssée de l’espace…). Chercher à (sur)interpréter, c’est peut-être passer à côté du film.

Toupie or not toupie (facile)

S’arrêter sur la formulation des questions soumises à notre sagacité permet d’en souligner les présupposés parfois implicites. Lorsqu’on nous pose une question, il est judicieux de pointer les hypothèses sur lesquelles se fonde l’interrogation pour s’assurer de leur pertinence. Ce qui nous conduit à ajouter deux questions préliminaires tout à fait déterminantes :

  • Présupposés : quelles sont les hypothèses plus ou moins explicites sur lesquelles s’appuie la question posée ?
  • Crédit : puis-je considérer comme fondés les présupposés de la question ? C’est-à-dire, suivant les cas : suis-je en accord avec ces hypothèses, ou alors ai-je suffisamment confiance en l’analyse ou bien en la personne à l’origine de la question posée ?

Mettre au jour les a priori nous ouvre de larges horizons, nous donnant accès à tout un champ des possibles pour répondre : la possibilité de contester ou discuter l’un ou l’autre des présupposés. Ainsi peut-on astucieusement tirer le débat vers un point qui nous intéresse particulièrement. En le menant sur un terrain qui nous est propre, nous acceptons ainsi de jouer le jeu, de répondre à l’appel lancé, mais en nos termes, selon nos propres règles. Ce qui implique souvent de renvoyer une question à son interlocuteur, avant d’éventuellement développer sa propre position au sujet de cette question (méthode que nous qualifierons de “technique de la bifurcation”).

Exemple classique : les sujets de dissertation de philosophie, où la question porte souvent sur le sens donné à certains mots.

Comment prétendre au bonheur ?

Réponse : attendez, qu’est-ce que le bonheur ? Blablabla, blablabla… Exemple plus utile à la vie de tous les jours :

Jeune fille en fleur : Dis, est-ce que tu m’aimes ?

Jeune homme en rut : Mais, euh… C’est que… Enfin… Non mais ça veut dire quoi “aimer”, d’abord, hein ?

[Note importante : ce n’est pas parce que nous citons l’exemple que nous cautionnons une telle réplique – qui, de fait, ne vous annonce rien de bon]

Dans la même veine :

Chéri, est-ce que tu me trouves grosse ?

Il n’y a pas forcément de bonne réponse. Si le “chéri” en question répond oui, il est mort : “non mais comment tu peux me dire un truc pareil ?” S’il répond non, il est mort aussi : “tu n’as jamais été capable de mentir correctement !” En fait, à partir du moment où la question est posée, il est mort ! (Spéciale dédicace à Allan et Barbara Pease et leurs livres sur les relations hommes-femmes, pour la mauvaise foi qu’ils instillent avec humour 😉 !)

3. Mais y a pas de problème !

Abordons enfin le cas particulier des questions posant un “problème”, que ce soit explicitement (“comment comptez-vous résoudre le problème du chômage ?”) ou non (“quelles mesures allez-vous mettre en place pour combattre l’inflation ?”). L’étude des préconceptions à l’origine de telles interrogations doit donner lieu au questionnement suivant :

  • Réalité : est-ce vrai ? La situation ou les faits décrits sont-ils avérés ? Quelles preuves ai-je à ma disposition ?
  • Problématique : est-ce vraiment un problème ? Est-ce que j’analyse moi-même la situation comme un état non désirable dont il faut s’éloigner ?

Dans ce cas encore, la vigilance doit nous permettre d’aboutir à des questions que nous jugerons plus appropriées. L’inflation est-elle un problème ? Si oui, pour qui, pourquoi ? Sous quelles hypothèses ? Quid du chômage ? Avons-nous affaire à un problème de manque de travail, de manque d’argent, de mauvaise répartition (du travail ou de l’argent) ?

Reste maintenant à déterminer comment il est possible de répondre à une question, ce que le Capitaine Hannibal nous expliquera un jour prochain.

Green suit up!

Conclusion

Au final, pour une question que l’on nous adresse, ça en fait, des questions à se poser soi-même !

Suivant le contexte et l’interlocuteur, voici les choses à se demander, dans un ordre ou dans un autre, en réponse à une interrogation donnée :

  • Est-ce que je dois ou veux répondre ?
  • Est-ce que je peux répondre ?
  • Comment et à quoi répondre ?

L’indépendance d’esprit vous enjoint à ne répondre qu’à ce que vous voulez, dans les termes que vous choisirez. Et que cela serve aussi d’encouragement à poser les questions de manière intelligente !

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