Pourquoi faire simple quand on peut faire complexe ?
Publié à 23h52 par Doktor Igor sous Croyances et dogmes, Lois et règles, Représentations et modèles
Le principe du rasoir d’Occam incite à la simplicité, mais cela signifie-t-il que le monde est naturellement simple ? Edgar Morin en doute, qui décrit dans son Introduction à la pensée complexe comment la recherche scientifique s’est coupée de la réalité à force de la découper en tranches. Progressant à tâtons dans une caverne sans issue, devenus aveugles à force de mutiler le réel, devons-nous apprendre à appréhender la complexité ? Attention, lecteurs insouciants : voici un article… pas simple.
“[…] la connaissance scientifique fut longtemps et demeure encore souvent conçue comme ayant pour mission de dissiper l’apparente complexité des phénomènes afin de révéler l’ordre simple auquel ils obéissent.
Mais s’il apparaît que les modes simplificateurs de connaissance mutilent plus qu’ils n’expriment les réalités ou les phénomènes dont ils rendent compte, s’il devient évident qu’ils produisent plus d’aveuglement que d’élucidation, alors surgit le problème : comment envisager la complexité de façon non-simplifiante ?”
Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe (2005)
Intellectuel français méconnu du grand public, contrairement à ceux de ses confrères qui monopolisent les médias à coup de réseautage décomplexé avec les personnalités qui comptent, Edgar Morin n’a pas eu besoin de s’inviter à la table des puissants pour y être instrumentalisé. En effet, vous aviez peut-être déjà entendu résonner son nom il y a quelques années, suite à la récupération de certaines de ses idées par Nicolas Sarkozy dans ses vœux du 31 décembre 2007.
Ainsi notre ex-Président nous avait-il sorti de son chapeau le projet d’une “politique de civilisation”, sans même daigner citer le grand penseur, classé à gauche, qui était le co-auteur d’un ouvrage sur ce thème sorti dix ans plus tôt (et comme l’ancien parti au pouvoir comptait son lot d’excités du concept de “civilisation”, Edgar dut encore intervenir pour exposer sa vision humaniste il y a quelques mois).
Ainsi Edgar Morin croit-il aux vertus de la solidarité et du partage. Ancien résistant devenu observateur infatigable de la société et de ses évolutions (on lui doit dès les années 60 la première théorisation du phénomène “yéyé”), il est homme d’action et de réflexion. Sociologue et philosophe, son expérience et son grand âge (il fêtait cette année ses 91 ans !) sont gage de sagesse. Guidé par l’humilité et le doute, quand d’autres se replient sur leurs certitudes de vieillards aigris, il a su garder une âme d’enfant, ouvert et curieux, comme son ami Stéphane Hessel. Désabusé, sans illusions, mais toujours libre et enclin à s’émerveiller, cheminant entre optimisme et pessimisme.
1. Vers une pensée complexe
Son œuvre monumentale trouve son apogée dans une somme encyclopédique en six volumes publiés sur près de 30 ans, La Méthode, dans laquelle il entreprend de repenser rien de moins que la nature de la Nature, la vie, la connaissance ou encore la morale. C’est que son esprit indépendant se nourrit d’une perpétuelle remise en cause de nos savoirs. Il aurait pu se contenter d’alimenter sa philosophie à la source des auteurs classiques ; il a préféré se passionner pour les sciences, et c’est dans leurs dernières avancées qu’il puise matière à réflexion (subversive). Qu’y aura-t-il déniché, pour oser ébranler l’édifice de nos connaissances ? La notion de complexité.
Pour décrire la façon dont Edgar la conçoit, nous proposons ici une présentation de son Introduction à la pensée complexe (2005). Plus abordable que l’intégrale de La Méthode, le petit livre débroussaille les grandes idées du philosophe en reprenant des articles ou des compte-rendus de discussions publiés plus tôt. Pourtant, une mise en garde s’impose à destination des quelques téméraires qui décideraient d’aborder eux-mêmes la lecture de l’opuscule : les avis sur son intelligibilité divergent. Quand certains le décrivent comme limpide et très facile d’accès, d’autres déplorent son hermétisme, son vocabulaire inutilement compliqué et le manque général d’explications sur les théories scientifiques citées.
Avouons-le : l’écriture est belle et riche, le langage très précis, et parfois peu ordinaire, certes oui. L’auteur donne vie à de solides néologismes, accolant préfixes et suffixes à n’en plus finir (à la fin, on ne sait plus très bien s’il faut lier les mots par des traits d’union ou simplement les juxtaposer sans espace). De plus, mieux vaut pouvoir compter sur un vernis plus que culturel en philosophie, en histoire des sciences et en épistémologie, du moins si l’on souhaite saisir les multiples références et allusions.
Pour réconcilier tout le monde, nous conclurons que l’ouvrage gagne à être relu : si la première lecture peut s’avérer ardue, les suivantes donneront tout leur sens au texte d’Edgar Morin – quitte à les compléter par des recherches basiques sur internet ! Le lecteur devrait alors s’apercevoir que le recueil ne renferme qu’un petit nombre d’idées, répétées à l’envi sous forme de périphrases plus ou moins étoffées. Bien sûr, le côté “patchwork” du livre y est pour beaucoup !
2. Le constat : ignorance, erreur et aveuglement, la voie sans issue
Pour nous pousser à réagir, Edgar Morin entend d’abord nous faire prendre conscience de l’impasse dans laquelle, selon lui, nous nous serions fourvoyés. Il commence donc par décrire l’un des maux dont nous serions atteints : l’ “intelligence aveugle”.
Cette forme de savoir ignorant peut être mise en évidence dans notre mode d’utilisation de la connaissance : au travers de l’ingénierie, nous exploitons les résultats de la science de manière incontrôlée (“science sans conscience…”). Agroalimentaire, médecine, génétique, armement… Nous poursuivons la voie du progrès technique, sans saisir à quel point nous y semons nous-mêmes les germes de la catastrophe. A vouloir tout manipuler, nous nous créons une vie de dangers.
Plus largement, le problème naît de notre manière même d’accumuler la connaissance. Notre façon de raisonner et de faire de la science est source d’erreurs, et notre mode d’organisation du savoir en systèmes d’idées (théories, idéologies) source d’ignorance. Par cette façon particulière que nous avons de bâtir l’édifice du savoir, nous nous coupons d’autres façons de voir le monde, plus avantageuses, qui nous permettraient de vivre mieux. Non seulement nous avons choisi la voie du progrès inconsidéré, non seulement nous la semons nous-mêmes d’embûches, mais nous n’y cheminons même pas de la façon la plus bénéfique pour nous. Nous nous trompons, sans percevoir à quel point nous nous trompons.
3. La cause : la tendance incontrôlée à la simplification
Quelle est cette façon singulière que nous avons de construire la pyramide de la connaissance ? Morin l’appelle le “paradigme de simplification”.
Si le dualisme de Descartes a présidé à de formidables avancées, depuis le 17e siècle, le cartésianisme atteint aujourd’hui ses limites : à trop vouloir séparer les choses, on se coupe d’une partie du réel. De même qu’une dissociation trop nette entre l’âme et le corps nous empêche de penser les relations entre biologie et psychologie, science et philosophie se sont dissociées au point de ne plus se considérer l’une l’autre. Repliée sur elle-même, la science n’a plus le recul suffisant pour observer de manière critique les fruits de son propre développement, pas plus qu’elle n’est capable de réfléchir à sa propre démarche.
Or cette démarche consiste justement à diviser, isoler et compartimenter. Soucieux de contrôler et de maîtriser le réel, nous tentons d’y mettre de l’ordre en simplifiant objets et phénomènes. Cette façon d’opérer a contaminé notre mode de pensée ; ce paradigme occulte, inconscient, nous semble aujourd’hui si naturel et “logique” que l’on ne s’y arrête plus, qu’on ne le questionne plus. Il repose sur un ensemble de principes identifiés par Edgar : le triptyque disjonction/réduction/simplification (l’auteur parle aussi d’ “unidimensionnalisation” ou d’ “abstraction” sur le troisième temps).
- Disjonction (séparation de ce qui est lié) : d’abord, on décompose le phénomène étudié en dressant une classification des domaines ou des objets auxquels on a affaire ; ensuite, on sépare ces éléments en s’attachant à considérer chacun indépendamment des autres (par exemple : “ton mal de dos est un problème physique ; en l’espèce, pour établir notre diagnostic, il nous suffira de réduire la biologie du corps humain à un ensemble de mécanismes physico-chimiques”)
- Réduction (du simple au complexe) : on définit chaque objet comme un certain assemblage d’unités élémentaires indivisibles et discrètes, qui serviront de matériau de base à toutes les opérations (“l’ensemble des entités impliquées dans ton affliction comprend les vertèbres, les muscles, les tendons et les nerfs”)
- Simplification (unification de ce qui est divers) : on résume les causalités et les mécanismes en jeu à ce qui peut clairement s’énoncer dans le cadre du système proposé ; seules les entités qu’on aura identifiées pourront être invoquées pour expliquer les résultats observés (“ton mal naît d’une interaction entre tes os, muscles, tendons et nerfs et/ou des efforts exercés sur certains d’entre eux ; de fait, ta mauvaise position assise est responsable de tes douleurs… sauf à considérer que ton stress est lui-même source de tension, et que ta psychologie influe donc elle aussi sur ton état physique !”)
- on détermine le domaine auquel se raccroche notre récit (“bah, tout ça c’est politique, de toute façon !”)
- on circonscrit le temps et l’espace, on isole les acteurs dont on considère qu’ils ont joué un rôle dans le déroulement des évènements (“j’y vois la main de la CIA”)
- on limite la narration à l’ensemble des causalités qu’on arrive à expliquer (“ils ont tout manigancé eux-mêmes”)
Exemple tarte-à-la-crème (on vous met quelques éléments en vrac, à vous de reconstituer le fil de l’histoire) : terrorisme (thème/enjeu), Al-Qaïda (acteurs), 11-Septembre (temps), détournement d’avion (causalité)…
4. L’alternative féconde : comprendre la complexité
a) Sur les traces de la complexité
Se pénétrer du concept de complexité implique un cheminement par étapes :
- Nous avons des connaissances simples qui n’aident pas à connaître les propriétés d’un ensemble : des qualités dites “émergentes” peuvent apparaître dans un tout organisé, et rétroagir sur ses parties (le tout est plus que la somme de ses parties)
- En même temps, les qualités de toutes les parties ne peuvent s’exprimer pleinement dans le tout : l’organisation de l’ensemble les inhibe (le tout est moins que la somme des parties)
- En conclusion, le tout est à la fois plus et moins que la somme des parties
- L’être humain est un assemblage de cellules biologiques doté d’une qualité dont ne jouissent pas les cellules individuelles : la conscience
- Seule, une cellule biologique est pour ainsi dire immortelle (sous réserve de pouvoir s’alimenter, elle ne peut mourir de vieillesse, se divisant à l’infini) ; pourtant, cette caractéristique individuelle se “perd” lorsque les cellules s’associent et choisissent de se spécialiser dans l’une des fonctions de l’organisme
- L’homme a donc à la fois moins et plus de qualités qu’un être unicellulaire
C’est par l’intermédiaire de ce genre de dialectique qu’on appréhende la nature fondamentalement complexe, ou multidimensionnelle, de la réalité. Au lieu de n’autoriser qu’une explication unidimensionnelle, un phénomène complexe offre différents niveaux de lecture et de détermination. Le choix du mot “complexité” s’explique par l’étymologie : “complexus” renvoie à “ce qui est tissé ensemble dans un enchevêtrement d’entrelacements” (plexus).
D’où provient la complexité ? Elle est affaire d’incertitude au sein de systèmes richement organisés dont l’organisation dépend en partie de phénomènes aléatoires. En clair, le hasard joue sur le niveau d’ordre ou de désordre caractérisant le système considéré. L’incertitude et l’indétermination peuvent donc avoir deux sources :
- Les limites des phénomènes : rôle des aléas dans les interactions qui fondent la structure d’un système et influence sur son organisation (complexité due aux boucles de détermination)
- Les limites de notre entendement : notre tendance à réduire l’objet de notre étude à un système clos qui peut être étudié sur une ou plusieurs dimensions indépendantes (complexité due à la nécessité de prendre en compte une multitude de niveaux de détermination)
b) Et si la science était complexe ?
La science se prive d’une meilleure compréhension de ses objets en refusant de les voir comme des systèmes ouverts à prendre en compte de façon multidimensionnelle. Pour Morin, les ravages du cartésianisme ont abouti à l’isolement des 3 grands champs de la connaissance scientifique : physique, biologie et science de l’homme. Les étudier à l’aune de la théorie de la complexité permet de les réunir. Ainsi peut-on se représenter visuellement les 3 domaines de la science sous la forme de cercles concentriques imbriqués par ordre de complexité croissants :
- Noyau : la physis (concept plus large que celui de la seule “physique”), c’est-à-dire la nature à la fois ordonnée et désordonnée de la matière. En effet, naturellement, les éléments tendent à la fois au désordre (entropie) et à l’organisation (constitution de systèmes de plus en plus complexes)
- Première enveloppe : la biologie (théorie de l’ “auto-éco-organisation”). Toute organisation vivante s’interprète comme un phénomène d’auto-éco-organisation extrêmement complexe qui produit de l’autonomie
Précisons les éléments constitutifs de cette théorie. L’ “organisation” procède de deux mouvements opposés : la désorganisation (entropie) poursuit son cours en même temps que le système se réorganise (néguentropie). Le système se réinvente constamment, puisant sa force dans ses petites morts perpétuelles (tel une sorte de phénix à très court cycle de vie !). Par exemple, en tant qu’être humain, nous nous sentons “Un”, identique au cours du temps, alors que nos constituants intimes, les cellules, ne cessent de disparaître et d’être remplacées. Les structures se maintiennent malgré la modification des parties constitutives. Il nous faut mourir pour pouvoir renaître.
Ensuite, les systèmes se ferment de l’extérieur, c’est-à-dire organisent leur autonomie (“auto-“) dans et par leur ouverture : s’ils doivent assurer leur clôture afin de maintenir leur milieu intérieur, c’est le fait de s’ouvrir et de puiser dans leur environnement les ressources dont ils ont besoin qui leur permet de réaliser cette fermeture. De fait, tout système ouvert implique en lui la présence consubstantielle de l’environnement : il y a interdépendance entre le système et l’éco-système (“éco-“).
Il est à noter que, dans le monde complexe, les liens de causalité sont difficiles à retracer : les causes produisent des effets, qui rétroagissent sur les causes, et sont en réalité nécessaires au processus même qui les génère (“le produit est producteur de ce qui le produit”). C’est le cas de tous les systèmes “vivants” ; par exemple, la société est produite par les interactions entre les individus qui la composent, et rétroagit pour produire les individus par l’éducation, le langage, l’école. De même, une entreprise produit les produits qui lui permettront de continuer à assurer sa production.
- Deuxième enveloppe : l’anthropologie (ou “hypercomplexité”). Le sujet pensant constitue l’ultime développement de la complexité auto-organisatrice : un système auto-éco-organisé particulier se complexifie ainsi en sujet réfléchissant qui essaie de penser la relation sujet-objet, et qui se complexifie lui-même en société (le monde est à l’intérieur de notre esprit, qui est à l’intérieur du monde)
5. Vers un nouveau système de pensée
Si la réalité est par nature complexe, peut-on adopter un mode de pensée qui prenne en compte cette inhérente complexité ? Au lieu de recourir à la simplification pour maîtriser le réel selon nos termes, existe-t-il une méthode capable de traiter avec la réalité telle qu’elle est, de dialoguer et de négocier avec elle ? C’est la pensée complexe dont parle Edgar Morin : une pensée la moins mutilante et la plus rationnelle possible.
Rationaliser, c’est vouloir enfermer la réalité dans un système cohérent. La rationalité dont nous avons besoin se doit d’être autocritique : s’il est légitime de créer des structures logiques et d’essayer de les appliquer sur le monde, nos théories doivent se nourrir de leurs mises à l’épreuve répétées face à la réalité. Comme le formule Edgar, nos élucubrations doivent “exerc[er] un commerce incessant avec le monde empirique, seul correctif au délire logique”.
En pratique, la pensée complexe nous pousse donc constamment à la dialectique, au “va-et-vient” permanent, sur le fond comme sur la forme.
a) Contenu
Concevoir la complexité consiste à analyser les systèmes à l’aune du tétragramme ordre/désordre/interaction/organisation. Il s’agit de dépasser les alternatives classiques, comme chez les bouddhistes (“A est non-A” !). La réalité est autant dans la distinction que dans le lien entre des termes supposés antagonistes :
- ordre/désordre : l’organisation est à la fois désorganisation et réorganisation
- objet/environnement : les objets ne peuvent être isolés de leur environnement
- ouvert/fermé : un système se comprend dans sa relation à son environnement
- sujet/objet : nous sommes co-producteurs de l’objet que nous observons
- unité/diversité (principe de l’Unitas multiplex) : les notions d’Un et de Multiple se rejoignent, sans non plus se dissoudre l’une dans l’autre
- autonomie/dépendance : l’autonomie n’interdit pas la dépendance (être nous-mêmes ne nous empêche pas de dépendre d’une éducation, d’un langage, d’une culture, ou même de nos gènes)
b) Méthode
Edgar Morin oppose au triptyque disjonction/réduction/simplification le paradigme de distinction/conjonction : il s’agit de distinguer sans disjoindre, d’associer sans identifier ou réduire. Sur le plan méthodologique, la pensée complexe fait appel à 3 principes (nécessairement liés) :
- Principe dialogique : il permet de maintenir la dualité au sein de l’unité en organisant le dialogue entre des principes antagonistes et pourtant complémentaires, voire indissociables. Par exemple, ordre et désordre collaborent pour produire organisation et complexité ; en mécanique quantique, tous les objets microscopiques présentent simultanément des propriétés d’onde et de particule (“dualité onde-corpuscule”)
- Principe de récursion organisationnelle : dans un processus récursif, produits et effets sont en même temps causes et producteurs de ce qui est produit. Ce principe rompt avec l’idée linéaire de cause/effet ou de produit/producteur. La reproduction sexuée nous engendre, mais nous devenons nous-mêmes producteurs du processus (avec un peu de chance – sinon tant pis, on essaiera de bien s’amuser quand même !)
- Principe hologrammatique : non seulement la partie est incluse dans le tout, mais le tout est contenu dans chaque partie. Chaque point possède la quasi-totalité de l’information du tout. Comme un hologramme, chaque cellule d’un être vivant contient l’information génétique de tout l’organisme. Dès lors, on peut enrichir la connaissance du tout par celle des parties, et celle des parties par celle du tout
c) Ce que la pensée complexe n’est pas
Pour éviter les malentendus, il importe également de souligner ce que la pensée complexe n’est pas. Elle n’est pas :
- une loi, un principe ou même une idée : elle ne peut se réduire à une notion simple qui prendrait la place de la simplicité
- élimination de la simplicité : elle intègre les modes de penser simplifiants mais en refuse les conséquences réductrices et aveuglantes
- relativisme absolu : elle reconnaît l’impossibilité d’unifier et d’achever, reconnaît l’incertitude, l’indécidabilité et l’irréductibilité, mais dépasse le simple “tout est dans tout” (et réciproquement 😉 !)
- holisme : elle n’oppose pas au réductionnisme une vision globalisante expliquant les parties à partir du tout (elle dépasse le réductionnisme qui ne voit que les parties, et le holisme qui ne voit que le tout)
- complétude : elle ne prétend pas à la possibilité d’une explication exhaustive ou d’une connaissance complète des phénomènes
En somme, la complexité ne comporte pas en elle l’idée de perfection. Elle ne se veut pas synthétique, systématique, globale, intégrative, unifiante, affirmative ou suffisante.
d) Scienza nuova
Edgar Morin cherche une possibilité de penser à travers la complication, les incertitudes et les contradictions :
“dans la vision complexe, quand on arrive par des voies empirico-rationnelles à des contradictions, cela signifie non pas une erreur mais l’atteinte d’une nappe profonde de la réalité qui, justement parce qu’elle est profonde, ne peut pas être traduite dans notre logique”
L’ “absurdité” devra s’interpréter dans un autre système, voire un méta-système, dont on découvrira un jour qu’il comportait lui aussi sa propre brèche logique. Par exemple, supposer que la vitesse de la lumière est constante quel que soit l’observateur aboutit à la conclusion que temps et espace ne sont pas absolues, mais dépendent de l’observateur ? Soit, appelons cette nouvelle théorie la “relativité restreinte”, et révolutionnons la physique sur cette base. Ainsi la science progresse-t-elle en se dépassant, de méta-système en méta-système.
Le corollaire du développement de la pensée complexe, c’est l’enrichissement même du concept actuel de science. Edgar Morin parle d’une nouvelle science, la “scienza nuova”, qui se fixe de réintégrer les réalités expulsées par la science classique : l’incertain, l’ambigu, le contradictoire, mais aussi l’accident, l’évènement, l’aléa… Elle prône l’inventivité et la créativité : la capacité à l’imagination et la création est bel et bien nécessaire au progrès des sciences.
La complexité n’effraie pas tout le monde
Conclusion : éloge de la pensée complexe (de supériorité)
“Nous sommes condamnés à la pensée incertaine, à une pensée criblée de trous, à une pensée qui n’a aucun fondement absolu de certitude. Mais nous sommes capables de penser dans ces conditions dramatiques”
Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe
Edgar Morin, comme tout bon sceptique, se laisse titiller par l’aiguillon du doute. Il récuse cette forme d’ “intelligence aveugle” qui :
- isole les objets de leur environnement, détruit les liens et néglige la relation entre observateur et chose observée
- conçoit ses objets d’étude comme des systèmes fermés de plus en plus petits et spécifiques, reliés par des liens de cause à effet
- néglige certaines interactions, les aléas et l’incertitude
- se voit incapable de se penser elle-même
Se détournant des fausses certitudes, Edgar se demande ce qu’elles nous empêchent d’attraper dans nos filets : de quoi se prive-t-on en abordant tout problème de cette façon qui nous semble si naturelle ? A force de simplifier et de cloisonner, il ne nous reste que des explications simplistes et mutilées. Ce à côté de quoi l’on passe, c’est tout simplement la complexité.
Pour Edgar Morin, l’essence du monde n’est pas simple, mais pas forcément complexe non plus : elle est inconcevable. Si l’on doit se résigner à accepter l’incertitude et l’incomplétude, il ne peut plus être question de “maîtriser le réel”, mais de s’astreindre à une pensée capable de faire avec. Pour étudier un objet, il faut alors :
- Se placer dans un méta-système, c’est-à-dire adopter un méta-point de vue intégrant à la fois l’objet observé, son environnement et l’observateur. L’objet, conçu dans son éco-système, doit être appréhendé sous la forme d’un système ouvert qui interagit avec son environnement et s’organise selon un processus permanent de désorganisation/réorganisation
- Passer du paradigme de simplicité au paradigme de disjonction/conjonction afin de distinguer sans isoler et de relier sans unifier ou réduire. Cette manière d’envisager les objets de façon multidimensionnelle permet de s’abstraire des savoirs parcellisés et d’aborder transversalement les phénomènes aussi bien physiques et biologiques que sociaux
La contradiction est au cœur de la complexité ; elle ne se résout pas, elle s’assume. La pensée complexe, c’est unir des notions qui se repoussent, c’est substituer au “ou bien/ou bien” à la fois un “ni/ni” et un “et/et”. Derrière la complexité, il faut voir l’effacement des frontières. Les opposés se fondent l’un dans l’autre, pointant l’existence d’une réalité d’un autre ordre. Les concepts se définissent par leur cœur plutôt que par leurs frontières, naturellement floues.
Cependant, la simplicité n’est pas complètement rejetée : elle est utile tant qu’elle sert à ordonner et préciser la connaissance sans pour autant nier le réel. La réduction demeure un caractère essentiel de l’esprit scientifique, mais il ne s’y résume pas.
Concrètement, où est la limite ? Quand sait-on si l’on simplifie trop ? A quoi reconnaît-on que l’on disjoint ou que l’on réduit de façon inconsidérée ? L’Introduction à la pensée complexe n’est décidément qu’une introduction : nous manquons un peu de cas d’applications pratiques pour saisir exactement ce que la pensée complexe offre de révolutionnaire dans ses résultats. Il nous faudra lire davantage sur le sujet.
Sources et liens pour aller plus loin :
- Critiques et analyses du livre d’Edgar Morin par des professionnels issus de disciplines variées (pour illustrer combien le texte a de résonance dans tous les domaines d’activité) : urbanisme, conseil RH, sciences sociales, géopolitique ou encore par là
- Une courte biographie d’Edgar Morin
- Un article de Rémi Sussan sur l’économie comme science complexe
- Pour les passionnés, une page répertoriant les livres traitant des systèmes complexes
- De superbes représentations graphiques de la complexité
- Pendant qu’on en est à parler d’hologrammes, aviez-vous entendu parler de cette étrange théorie selon laquelle l’univers ne serait qu’un vaste hologramme ? (Voir l’idée initiale ici, puis sa critique là)
- Enfin, en cadeau ci-dessous, le fameux plat de spaghettis afghan (voir article ici)
Auteurs : Doktor Igor
Tags : complexité, Edgar Morin, épistémologie, Introduction à la pensée complexe, pensée complexe, science, théorie des systèmes