Après notre immersion dans la complexité, voici venir un article qui nous permettra de clore la “saison” en beauté : il y sera question de cygnes noirs, des évènements improbables si dévastateurs qu’ils modifient durablement le cours des choses. Nassim Nicholas Taleb leur a consacré un livre subversif dans lequel il expose les nombreux travers affectant notre façon de raisonner. Sommes-nous aptes à détecter les cygnes noirs, et pouvons-nous les prévoir ?

Le cygne noir, c'est du grand art

La semaine dernière, des journaux du monde entier s’intéressaient à un film à effets spéciaux qui n’avait pourtant rien d’un blockbuster : L’Innocence des musulmans. Même s’il apparaît maintenant que sa réalisation n’était qu’une vaste supercherie, la diffusion d’une “bande-annonce” sur YouTube aura servi de prétexte à de violentes manifestations dans le monde musulman. Qui aurait cru qu’une œuvre aussi lamentable puisse provoquer un tel déferlement de haine ? Qui pouvait prédire qu’un minable escroc, par la simple publication en ligne d’une vidéo honteuse, ruine les efforts engagés par Obama pour redorer l’image des Etats-Unis, du Maghreb à l’Indonésie ?

Certainement pas Nassim Nicholas Taleb (NNT), qui nous avait néanmoins mis en garde contre les conséquences potentiellement dévastatrices des évènements que nous ne savons pas anticiper. Américain d’adoption originaire du Liban, NNT est un ancien trader tourné professeur-philosophe-écrivain après avoir mis suffisamment d’argent de côté pour pouvoir dédier une bonne part de son temps à ses grands sujets de réflexion : l’aléatoire, la chance, l’incertitude, la connaissance et l’épistémologie. Se définissant comme un “sceptique empirique”, il s’attache à partir de l’expérience pour en tirer des théories explicatives sur le fonctionnement du monde. Il rappelle que c’est aux modèles de s’adapter aux données, et non l’inverse.

C’est dans son Cygne noir (The Black Swan – aucun rapport avec ce film où Darren Aronosky sublime Natalie Portman) qu’il présente une théorie éminemment subversive sur notre façon d’appréhender le risque d’évènements rares et imprévus. Pour lui, l’Histoire progresse principalement à coups de bouleversements majeurs qui sont autant de “cygnes noirs”, c’est-à-dire des évènements peu probables mais d’une portée considérable. Or non seulement nous sommes incapables de prédire l’occurrence de telles exceptions, mais nous échouons à apprendre de nos erreurs, et nous enfermons systématiquement dans des schémas de pensée qui nous rendent plus vulnérables encore à la survenance de nouveaux “accidents”. Notre conception du monde fait fi des cygnes noirs ; dès lors, notre illusion de compréhension accroît notre exposition au risque.

Taleb bien réveillé

La théorie du cygne noir mérite que nous la développions ici, car elle reprend nombre d’éléments dont nous avons traité cette année. Le livre de NNT, long et répétitif, offre l’avantage de recenser une foule de résultats intéressants, qu’ils aient trait à l’économie, aux mathématiques, à la psychologie ou tout simplement au scepticisme.

Une rapide note sur la forme de l’ouvrage, cependant, avant de se lancer vaillamment dans l’étude de son contenu : si vous souhaitez prendre la peine de le lire, sachez que le livre en rebute plus d’un ! Optant curieusement pour une forme mélangeant autobiographie, histoire inventée (qu’on devine inspirée de faits vécus), descriptions sérieuses et véritables réflexions, NNT a sacrément tendance à s’écouter (ou du moins se laisser) écrire. Le pavé qu’il nous a pondu manque de tenue, selon nous.

Surtout, son auteur s’avoue d’une arrogance féroce – et montre bien qu’il a quelque chose contre les Français, ce qui n’attire déjà pas forcément notre sympathie. Ainsi insiste-t-il lourdement sur le fait qu’il prend le temps de lire, lui (la bibliographie compte 28 pages !), et sur le fait qu’il est lui-même, avant tout, un praticien de l’incertitude (en tant que non trader, on se sent presque automatiquement disqualifié). Il surjoue la carte de l’intellectuel hargneux, seul détenteur de la Vérité, seul contre tous. De par sa vision du caractère totalement révolutionnaire de ses idées, sans doute exagéré, il semble s’autoriser toutes les piques à l’égard de ses collègues qui ne le suivent pas dans ses idées. Il se permet de choisir lui-même les “grands penseurs” qui méritent ou non ce statut, et n’épargne pas les autres de son mépris.

Un peu d’humilité n’aurait pas fait de mal – et rendu l’interminable diatribe plus courte et plus percutante.

1. Le monde est plein de cygnes (noirs)

a) Allons faire un tour du côté du Black Swan

Le vilain petit cygne

Aux yeux de Taleb, un cygne noir présente 3 caractéristiques :

  • Rareté : on attribue à l’évènement considéré une faible probabilité d’occurrence, car rien ne semble pointer avec certitude vers la possibilité qu’il se produise
  • Impact : l’évènement a des conséquences colossales
  • Rationalisation rétrospective (ou biais rétrospectif) : une fois que l’évènement est survenu, on parvient à trouver une explication de sa plausibilité a priori, voire de sa prédictibilité (“mais c’est bien sûr, il ne pouvait pas en être autrement !”)

A noter que l’accident peut être positif (un certain Mohamed Bouazizi s’immole par le feu, provoquant ce qui sera surnommé le “Printemps arabe”) ou négatif (un odieux navet sorti de nulle part se retrouve sur YouTube, encourageant auprès des croyants de tout poil un “automne intégriste” ?). Il peut aussi bien concerner un évènement non anticipé qui finalement se produit (“comment Intouchables a-t-il pu toucher tant de monde ?”) qu’un évènement tout à fait prévu (“encore un nouveau film de chez Disney, ça va cartonner !”)… qui ne se produit jamais (“mais pourquoi John Carter a-t-il connu un échec aussi cuisant ?”).

Le paradoxe étant que nous avons tendance à sous-estimer la possibilité d’un cygne noir avant son apparition (exemple : la diffusion incontrôlée d’une vidéo critiquant Mahomet heurte salement les sentiments musulmans) puis à surestimer la possibilité de cygnes noirs du même type après coup (les caricatures de Charlie Hebdo n’auront pas spécialement déclenché de mouvement de protestation du côté de la mosquée de Paris, samedi dernier). Et c’est ainsi que les procédures de sécurité se voient renforcées après un attentat, alors même que le risque d’une tentative du même ordre est sans doute amoindri…

b) Deux types d’aléatoire

NNT abuse d’une métaphore un peu lourde, mais qui simplifiera les choses : deux formes de variables (c’est-à-dire des “paramètres mesurables”, comme la taille ou le poids) président à la constitution de la population de deux pays différents, le Médiocristan et l’Extrémistan.

  • Au Médiocristan, les individus s’écartent peu de la moyenne. Les extrêmes peuvent être impressionnants, mais leur effet sur la moyenne reste faible, car ils sont très peu nombreux. La moyenne des variables observées sur les individus ne peut donc pas être impactée par une observation unique, même exceptionnelle : l’ensemble contribue de manière plutôt égalitaire à la moyenne.
  • En Extrémistan, en revanche, les inégalités sont énormes. Les individus à la marge prennent des formes si démesurées qu’ils peuvent à eux seuls modifier la moyenne de l’ensemble. Pour estimer correctement cette moyenne, il faut donc faire très attention aux observations sur les valeurs extrêmes, parce qu’une seule peut suffire à perturber l’évaluation globale.

Vous ne pouviez pas couper au dessin d'une courbe de Gauss (aide à la lecture : il y a 68,2% de chances de tomber sur une valeur située à plus ou moins 1 écart-type (i.e. racine carrée de la variance) de la moyenne)

Ce que décrivent ces deux pays, ce sont deux classes de variable aléatoire :

  • Au Médiocristan : des variables “normales”, c’est-à-dire prenant des valeurs qui s’étalent proprement autour d’une moyenne et pour lesquelles la probabilité d’apparition de chaque valeur décroît brutalement à mesure que l’on s’écarte de la moyenne. Les mathématiciens représenteront une telle distribution sous la forme d’une courbe en cloche dite “de Gauss” (ou “loi normale”, justement) : il y a beaucoup de chances que l’on pioche un élément affichant une valeur “au milieu”, et beaucoup moins que l’on obtienne une valeur “hors normes”. L’intérêt d’utiliser une telle gaussienne, c’est qu’il suffit de connaître la moyenne (valeur centrale) et la variance (donnée qui mesure la “largeur” ou “dispersion” de la courbe en cloche) pour avoir une vision claire de la distribution, sans qu’il soit besoin d’accumuler les observations !

Exemples de variables du Médiocristan : la taille des membres d’une population, leur âge… Soit des caractéristiques physiques.

Quand la variance change, la forme de la courbe s'étale plus ou moins

  • En Extrémistan : des variables qu’on ne peut résumer à une mesure simple (moyenne + variance), car la distribution ne présente pas la simplicité et la stabilité d’une loi de Gauss. Il faudra collecter une foultitude d’observations avant de parvenir à se forger une idée de la forme globale – si on y arrive un jour !

Exemples venus d’Extrémistan : le salaire des membres d’une population (combien de chômeurs pour un seul Bill Gates ?), la répartition des ventes d’une maison d’édition (combien d’auteurs de grande littérature pour un seul Marc Lévy ?)… Les activités artistiques, sportives ou intellectuelles sont de ce monde-là : un nombre minuscule d’acteurs concentrent l’essentiel du succès et des revenus. Car non, sachez-le, vous n’entendez pas parler des milliers d’écrivains plus ou moins talentueux qui ne sont jamais publiés (ou bien condamnés à des ventes médiocres), des footballeurs qui ne sont pas achetés par l’argent qatari, ou des scientifiques dont les résultats n’aboutissent pas à des percées significatives… La gloire pour une petite poignée d’heureux élus, la sueur et l’oubli pour les autres.

Toute la question est là, lorsque l’on a affaire à une variable aléatoire : sommes-nous au Médiocristan ou en Extrémistan ? La différence est importante, car seul l’Extrémistan produit des cygnes noirs. Parce qu’au Médiocristan, il n’y a pas de surprise : on sait peu ou prou à quoi s’attendre, puisque les écarts à la moyenne sont largement domestiqués ; en Extrémistan, par contre, le diable se cache dans les extrêmes, et pourra prendre des proportions incommensurables…

c) Les cygnes noirs existent… Je les ai vus !

Pour NNT, l’Histoire est dominée par la succession des cygnes noirs, et non par l’effet incrémental d’évolutions progressives, à petite échelle. Au niveau individuel, nos vies elles-mêmes sont bouleversées par des évènements majeurs que nous n’avions pas vus venir, plutôt que par des choix entièrement volontaires – que nous peinons tant à effectuer, tellement nous pensons qu’ils détermineront le cours de notre existence. Un petit exercice subjectif s’impose, pour vous en convaincre :

  1. Quels évènements ont eu le plus d’impact sur votre vie ? (Pensez large : rencontres, opportunités professionnelles, enfant arrivé plus vite que prévu, divorce, décès…)
  2. Lesquels aviez-vous anticipés ?


L’Histoire n’est pas un long fleuve tranquille

d) Les cygnes croissent et se multiplient

La tendance des cygnes noirs à produire des conséquences de plus en plus phénoménales provient du développement des technologies et des effets de levier ou de contagion qu’elles permettent. Si les armes sont plus massives, les guerres sont forcément plus destructrices. Mais ce sont aussi les avantages, qui peuvent se cumuler : à mesure que l’on étend les réseaux de communication et que l’on fabrique des objets pouvant toucher un public grandissant, on augmente objectivement les risques d’entraînement des “accidents”. Un film qui cartonne quelque part bénéficiera d’une audience encore plus large sous d’autres horizons, par le simple fait qu’il ait cartonné ailleurs, et de même pour n’importe quel livre parlant de vampires gays, ou n’importe quelle popstar se prenant pour un morceau de viande

Le foisonnement de cygnes noirs d’une portée prodigieuse accompagne tout bonnement l’accroissement des inégalités, quelles qu’elles soient.

2. L’incapacité à prendre en compte les cygnes noirs

“It became obvious to me that nearly everyone had a mental blindspot in acknowledging the role of such events: it was as if they were not able to see these mammoths, or that they rapidly forgot about them. The answer was looking straight at me: it was a psychological, perhaps even biological, blindness; the problem lay not in the nature of events, but in the way we perceived them.”

Nassim Nicholas Taleb, The Black Swan

Dans la partie la plus intéressante de son livre (d’après nous), NNT décrit longuement les différents types de biais cognitifs, d’erreurs et de faiblesses qui nous empêchent d’accorder aux cygnes noirs la place qui leur est due.

a) Comment on aborde le réel

  • La tendance à “platonifier”, ou penser le réel à partir de nos modèles

“Platonifier”, pour NNT, c’est faire entrer le réel dans un ensemble de cases qui n’existent que dans nos têtes. Le néologisme provient de ce que Platon formulait une théorie selon laquelle notre connaissance ne peut porter que sur des “Formes intelligibles”, ou “Idées”, le monde sensible restant inaccessible à notre entendement. Triangles, carrés et cercles sont des formes pures qui n’ont aucune existence physique réelle. La science nous fait construire des catégories nettes et précises sur la base desquelles il est plus facile de raisonner, mais nous nous coupons d’une partie du réel si nous considérons ces catégories comme définitives et que nous voyons leurs frontières comme rigides (rappelez-vous : la pensée complexe d’Edgar Morin se nourrit de concepts aux limites floues).

La carte n'est pas le territoire, surtout quand elle est fausse

Nous savons bien que “la carte n’est pas le territoire”, selon l’aphorisme d’Alfred Korzybski (cher à la PNL, dont nous parlerons bientôt) : les modèles du réel que nous concevons dans notre esprit ne sont pas la réalité. Pourtant, nous avons tendance à plaquer nos représentations sur le monde : nous confondons nos modèles avec la réalité qu’ils sont censés décrire. Comme nous le soulignerons plus tard, la courbe de Gauss est l’un de ces mauvais modèles auxquels nous tenons tant qu’il nous aveugle et se retrouve mis à contribution dans des cas où il ne s’applique pas.

  • L’ “erreur ludique” (ludic fallacy) : croire que les jeux offrent une représentation correcte des phénomènes aléatoires

Autre manière de se fourvoyer en présumant que les modèles étudiés à l’école s’appliquent effectivement au réel, spécifique cette fois aux questions d’aléatoire : la croyance que les exemples ludiques basés sur des jeux comme le lancer de dé ou la roulette de casino sont pertinents pour appréhender la notion de chance ou de risque. Pour NNT, ce ne sont que des jeux “platonifiés”, stériles car trop purs. Ils ne nous enseignent pas grand-chose sur l’incertitude et les probabilités telles qu’on les rencontre dans le monde réel : dans la vraie vie, nous ignorons les chances qu’un évènement se produise, et même les sources d’incertitude ne sont pas définies.

De sacrés efforts de pensée latérale sont nécessaires pour penser en dehors de la boîte et se figurer les véritables risques encourus dans nos entreprises. L’auteur cite l’exemple d’un casino fonctionnant avec des modèles mathématiques ultra-développés et doté de systèmes de surveillance de haute technologie : les plus grosses menaces à sa viabilité émanèrent du coup de sang de l’un des lions de son spectacle-phare (Siegfried & Roy) et d’une demande de rançon suite au kidnapping de la fille du patron.

  • L’incapacité à user de nos connaissances en dehors de domaines spécifiques

Même quand nos connaissances nous offrent une bonne compréhension du monde, même quand nos modèles pourraient nous aider à agir, il nous arrive de commettre de bêtes erreurs simplement parce qu’on n’applique pas ce qu’on sait ! Nous éprouvons de grandes difficultés à transférer notre savoir et nos méthodes d’une situation à l’autre, ou parfois de la théorie à la pratique, car notre manière de penser et de réagir dépend du contexte (ou “domaine”) dans lequel le problème considéré nous est présenté. Des approches et des méthodes qui nous semblent naturelles à l’école ou au travail (compter son temps, s’organiser, faire des tableaux et des fiches, etc.) nous sont étrangères dans notre vie personnelle. C’est presque comme si nous étions des personnes différentes.

Rien qu'une histoire de personnalités multiples

Ou parfois, c’est juste que nous ne poussons pas nos idées jusqu’à leur conclusion logique. On sait par exemple qu’ “il vaut mieux prévenir que guérir”, et pourtant on ne récompense pas les efforts d’anticipation et de préparation autant que les efforts de traitement et de résolution. Un dirigeant qui parvient à “gérer une crise” reçoit plus de félicitations – et d’avancement – que celui qui aura agi pour que la crise n’advienne pas du tout (les auteurs de Freakonomics développaient eux aussi cette idée dans leur second livre : “regardez ce que j’ai fait pour vous” est un slogan plus vendeur que “regardez ce que je vous ai évité”).

Notre cerveau n’emploie pas les mêmes modules pour résoudre des problèmes issus de domaines différents ; il lui manque un système central qui appliquerait les mêmes règles logiques à toutes les situations possibles.

b) Ce qu’on cherche à trouver dans le réel – et donc ce qu’on y trouve

  • L’intérêt pour l’information factuelle et le bruit de fond qui ne prête pas à conséquence

Nous portons l’essentiel de notre attention sur des phénomènes réguliers, à petite échelle, sans conséquence, au lieu de nous attarder sur les accidents majeurs. C’est moche à dire, mais regardez donc quel est le fonds de commerce des journaux et magazines : combien d’articles seront-ils publiés sur des sujets futiles pour un seul article sur un sujet qui restera important après une semaine, un mois, un an ? Relisez donc un journal que vous auriez lu il y a un an, et tentez de mesurer ce que toutes les “informations” contenues entre ces pages, parcourues douze mois plus tôt, vous auront apporté sur l’année. Combien de sujets étaient-ils considérés comme “brûlants” ou “décisifs” à l’époque, dont spontanément vous ne vous seriez pas souvenus ? L’essentiel de l’information quotidienne, c’est l’écume des jours.

Cette tendance à négliger l’exception massive au profit de la règle sans conséquence se traduit par un ensemble de comportements qui ne lassent de nous étonner. Pour augmenter son pouvoir d’achat, vaut-il mieux économiser des bouts de chandelle sur tout (genre payer 10 centimes de moins son sachet de pâtes hebdomadaire) ou s’interdire une grosse dépense annuelle (type achat d’un nouvel iPhone) ? Collecter religieusement les points de fidélité et profiter des promotions ou changer de compte bancaire pour toucher 0,25% en plus d’intérêt annuel ? Pour l’Etat, financièrement, vaut-il mieux chasser les fraudeurs du RSA ou les adeptes de l’évasion fiscale ?

Mais bien sûr, ceux sur lesquels il faut taper avec fermeté, c'est les bénéficiaires du RSA...

Un dernier exemple à la mode : pour l’économie des ressources planétaires, vaut-il mieux demander à chaque individu de diminuer sa consommation et trier correctement ses déchets ou bien mettre le paquet sur les plus gros postes de gaspillage, évidemment dans l’industrie ?

Plus généralement, nous avons tendance à nous concentrer sur des cas et des situations précises, au lieu de retenir des lois générales. Nous surestimons l’information factuelle, nous arrêtant aux simples faits (divers), au lieu de formuler des règles ou méta-règles. Nous ne retenons même pas la méta-règle exprimant l’idée que “nous ne retenons pas les méta-règles” 😉 !

  • L’intérêt pour le sensationnel et ce qui est très visible

Cette idée n’est pas contradictoire avec la précédente : parmi tous les faits sans conséquence qui captent notre attention, nous privilégions ceux qui sont a priori visibles et font du bruit (mais ça n’empêche pas que leur portée reste faible : l’état de santé de Johnny Hallyday agite la presse nationale sans pour autant avoir d’impact déterminant sur le niveau de vie de la population française).

Comme noté plus haut, cela introduit un biais entre ceux qui “font” mais n’ont pas de résultats visibles à offrir à nos yeux avides (notamment ceux qui évitent que des problèmes éclatent) et ceux qui passent leur temps à éteindre des feux (qu’ils gagneront du coup à avoir allumé eux-mêmes, afin de rester sous d’autres feux : ceux des projecteurs). Nous ne visons pas du tout notre ancien président.

Au passage, il est intéressant de noter que ce sont généralement les individus qui passent sous les radars qui engrangent le maximum de bénéfices : d’après NNT, en moyenne, les éditeurs gagnent mieux leur vie que les écrivains, les marchands d’art que les artistes et les business angels que les entrepreneurs…

  • L’absence de prise en compte des preuves silencieuses

Bel exemple de catégorie d’éléments non visibles, et donc exclus de nos évaluations : les preuves silencieuses. Avez-vous un porte-bonheur ? Un objet qui vous accompagne partout, dont vous pensez que, par sa seule présence, il vous a toujours permis de vous sortir de tous les  mauvais pas dans lesquels vous vous étiez fourrés ? Hé bien vous n’allez pas le croire : si vous l’avez toujours sur vous, il sera aussi à vos côtés le jour où vous mourrez. Vous aura-t-il “sauvé”, ce jour-là ?

Pour comprendre les succès et déterminer les conditions qui les ont rendus possibles, il faut également s’intéresser aux échecs (il semble d’ailleurs que les joueurs d’échecs soient parmi les individus les meilleurs à tester la validité de leurs idées en en prenant eux-mêmes le contre-pied !). Si l’on croit isoler une “cause de succès”, et qu’elle s’avère également présente dans les cas d’insuccès… C’est qu’on n’a pas compris grand-chose. Malheureusement, nous avons une fâcheuse tendance à omettre de considérer les cimetières, pour nous concentrer sur les survivants (ne serait-ce que parce que l’on cherche toujours des moyens de confirmer nos propres croyances, comme nous le verrons plus bas). Derren Brown illustra dans un épisode fameux la meilleure façon de “gagner” en pariant sur les courses de chevaux.


Inversion des rôles : un Occidental arnaque une Nigériane

NNT cite l’exemple de Casanova, dont la biographie traduit une incroyable capacité à échapper aux situations les plus risquées. Depuis l’aube de l’humanité, sa faculté à passer aux travers des coups du sort est-elle unique ? Ou bien son histoire nous est-elle parvenue, justement, parce qu’il vécut suffisamment longtemps pour nous la conter ? Les autres preneurs de risque de son espèce auraient sans doute pu écrire un roman de leur vie similaire, s’ils s’étaient arrêtés plus tôt, c’est-à-dire avant qu’un dernier défi à la chance ne les conduise droit à leur tombe.

Bref, dans tous les cas, la chance est peut-être l’unique responsable ; il faudrait considérer la totalité de la cohorte des “preneurs de risque”, et l’étudier sur l’ensemble de leur vie, pour savoir si cette attitude est ou non profitable. Promouvoir la prise de risque sans avoir mené cette analyse de fond est suicidaire : c’est jouer à la roulette russe (autre épisode des aventures de Derren Brown 😉 !), en espérant ne pas se prendre la balle maudite. Il y aura forcément des perdants, mais ceux qui prônent ce comportement estiment sans doute que ces perdants ne seront pas trop visibles (“regardez comme le système américain de retraite par capitalisation, ultra-individualiste, fonctionne bien pour la population du pays – ou du moins pour ceux de ses bénéficiaires pour lesquels il fonctionne véritablement, mais qui font malheureusement plus de bruit, à bronzer en Floride, que les petits vieux forcés de bosser au Wal-Mart !”).

En fin de compte, nous sommes dirigés par un certain type de preneurs de risque : ceux qui ont la chance d’avoir survécu – et comptent rester dans la botte, dans le groupe de ceux qui ont toujours une chaise où s’asseoir, une main de cartes sans mistigri… Grâce à eux (= nous), l’humanité entière joue à la roulette russe avec l’environnement, les ressources naturelles, le développement des armes et des technologies. On omet les alternatives. On se satisfait de négliger la négociation des croyances et les interrogations fondamentales de type “comment les choses pourraient-elles être autrement ?”

Comme quoi, un mode de vie risqué peut mener à la tombe plus vite que prévu, n'est-ce pas Heath ?

“C’est peut-être dangereux, mais on s’en est toujours sorti !” NNT insiste sur la nécessité de vigilance dans l’explication des raisons d’une “survie” : la condition même de survie rend difficile l’analyse sérieuse de ses causes (en termes mathématiques, pour les fans de la discipline : nous croyons pouvoir rétro-calculer des probabilités de succès en fonction de certains paramètres, alors que nous calculons en fait des probabilités conditionnelles, basée sur une condition de survie).

Au passage, l’auteur accueille avec un certain scepticisme beaucoup d’explications historiques, de celles qu’on nous assène en réponse à la question “pourquoi la crise des missiles de Cuba n’a pas conduit à l’affrontement est-ouest et la destruction de l’espèce humaine ?” Si cela avait été le cas, nous ne serions justement plus là pour en parler. Dans ces conditions, évoquer le rôle de la “chance” et répliquer par un honnête “je ne sais pas” est sans doute l’attitude la plus raisonnable.

c) Comment on traite l’information pour construire notre vision du monde

  • L’illusion de compréhension : l’inférence basée sur l’étude du passé

Notre compréhension du monde se fonde sur un mécanisme d’induction : nous généralisons à partir de cas particuliers. Mais comment savoir que ce que nous avons observé sur des instances singulières suffit à interpréter les lois générales de la Nature ? Pour NNT, l’extrapolation naïve d’exemples individuels pour en faire des propriétés du monde aptes à rendre compte de l’avenir est la cause principale de notre incapacité à nous préparer aux cygnes noirs. C’est même de là que vient l’expression : les Européens ayant bêtement supputé que tous les cygnes étaient blancs, à cause de leur expérience de l’Ancien monde, tombèrent des nues en découvrant l’Australie et ses cygnes noirs !

Mettez-vous à la place d’une dinde nourrie quotidiennement par son fermier. Chaque jour, à heure fixe, on vous donne de quoi vous sustenter. Tous les jours, donc, votre expérience répétée tend à confirmer votre compréhension du monde : “je suis né pour être nourri”. La main du fermier est une main amie ; chaque nouvelle apparition du bonhomme renforce votre croyance. Pauvre bête ! Le jour de Noël, votre propriétaire s’approche de vous à l’heure du déjeuner, comme à son habitude, et vous tord violemment le coup ! Votre expérience vous avait-elle préparée à une telle révision des croyances ? Pouviez-vous décemment vous imaginer un tel avenir, en vous fondant sur votre seul vécu ?


Comment la dinde pouvait-elle deviner qu’elle finirait fourrée comme ça ?

Que ferons-nous demain si, au réveil, nous nous apercevons que les lois physiques ne tiennent plus ? S’il n’y a même plus de gravité, par exemple, et que les pommes ne tombent plus à terre, mais s’envolent vers l’espace ? Vous vous dites peut-être que ceci est “hautement improbable”. Mais justement, toute l’idée de NNT, c’est de dire que vous ne pouvez pas estimer cette probabilité. La réaction spontanée vous conduisant à considérer cette hypothèse ridicule ne découle pas de son improbabilité objective, mais d’une tendance à plaquer nos modèles de compréhension du réel sur le monde : nous ne faisons que “supposer” la stabilité des lois physiques au cours du temps… Tout simplement parce que nous ne saurions pas comment faire autrement. Ce sont nos peurs et notre impuissance qui nous font écarter l’hypothèse d’instabilité, pas la réalité. Nous sommes démunis face à un évènement du type de l’effondrement soudain des lois de la physique.

Apprendre du passé et théoriser sur l’avenir est délicat, car le passé ne nous fournit que des anecdotes. Formuler des lois générales sur la base de ce que l’on constate à une échelle limitée implique forcément d’émettre un certain nombre d’hypothèses. Par exemple, l’axiome de stabilité des lois physiques (l’idée qu’elles ne vont pas spontanément changer demain) sous-tend toutes nos recherches.

Malheureusement, certaines hypothèses sont plus coûteuses que d’autres. Supposer que nous vivons au Médiocristan, et non en Extrémistan, offre l’avantage pratique de rejeter la possibilité des cygnes noirs : on peut rapidement généraliser les caractéristiques observées sur un échantillon à l’ensemble de la population, puisque les inégalités sont limitées. Un certain nombre d’expériences nous suffit à apprécier la nature des lois universelles, puisqu’il ne peut y avoir de surprise. Sauf que pour NNT, la réalité prouve que nous habitons en Extrémistan, où la compréhension complète du monde est impossible : il y a trop de cas particuliers.

Il est donc inadmissible d’analyser le monde réel avec des outils d’inférence issus du Médiocristan et “garantis sans cygne noir”, comme la courbe de Gauss.

  • Un biais de confirmation : la généralisation à partir d’observations non représentatives

NNT nomme “erreur de l’aller-retour” la confusion entre “absence de preuve” et “preuve d’absence” : n’avoir aucune preuve absolue de l’existence des fantômes ne prouve pas que les fantômes n’existent pas ! Comment pourrait-on le prouver ? Parcourir tous les recoins de l’univers à toutes les époques du passé, du présent et du futur ne suffirait même pas ! Les sceptiques savent bien qu’on ne peut pas prouver l’inexistence de quelque chose. Par contre, on peut prouver que quelque chose existe (il suffit d’en exhiber un exemple). De même, on sait ce qui est faux avec beaucoup plus de certitude que l’on ne sait ce qui est vrai (puisqu’il suffit de trouver un contre-exemple). Toutes les informations ne sont pas égales en importance.

Peut-on prouver l'inexistence de cet album de Martine ?

Dès lors, accumuler des résultats n’apportant aucun élément de preuve à une théorie ne rend pas cette théorie “fausse” pour autant. On ne va pas se croire immortel simplement parce qu’on n’est pas encore mort (comme si chaque jour de plus apportait un élément à charge supplémentaire contre la théorie de notre mortalité !). Par un glissement hors de ce “domaine” de la pensée logique, il arrive pourtant que nous justifions la validité de certaines de nos thèses par l’absence de preuves contraires (et pas seulement pour défendre nos théories du complot !). Regardez : cela fait des années que certains brandissent la menace d’un effondrement de l’empire américain – ou juste de la valeur du dollar – mais le pays a toujours su se relever et surmonter les obstacles. “C’est bien la preuve qu’il est immortel et saura toujours rebondir et faire face à l’adversité” (“sinon, prouvez-nous le contraire !” diront les malhonnêtes).

NNT qualifie d’empirisme naïf le mécanisme mental consistant à rechercher des exemples qui confirment une règle, quand ce qu’il faudrait chercher, ce sont les exemples l’infirmant (en espérant ne pas en trouver). On n’accumule que les observations soutenant notre version de l’histoire et notre vision du monde, or ce n’est jamais difficile d’en trouver. Par exemple, on peut toujours dénicher une citation d’un auteur célèbre “illustrant” ce qu’on veut dire, croyez-nous 😉 :

“Un proverbe chinois dit que lorsqu’on n’a plus rien à dire, on cite un proverbe chinois”

  • L’erreur narrative (ou “surcausation”) : la tendance à interpréter et échafauder des histoires explicatives a posteriori

Notre façon d’interpréter et de retenir le passé repose sur des mécanismes de narration induisant a posteriori l’illusion d’une explication rationnelle. Charles Tilly définissait l’histoire comme l’un des quatre moyens de justifier le lien entre des évènements. Le storytelling a de telles vertus sociales qu’il est très répandu dans notre monde moderne ; l’industrie du journalisme en assure l’institutionnalisation : mis à part le cas du journalisme de données, tout n’y est décrit qu’en termes d’actions d’un petit nombre d’acteurs, censées rendre compte de l’ensemble des phénomènes affectant l’ “actualité”.

Les recherches scientifiques démontrent qu’il existe des raisons biologiques et physiques à notre besoin d’empaqueter une collection de faits bruts au sein d’une histoire : il est contre nature de ne pas interpréter car, contrairement à l’intuition, objectiver ce que l’on voit – et non pas juger – est l’activité qui requiert un effort ! Voilà bien l’un des ressorts des tours de magie, souvenez-vous : notre tendance à “voir” davantage que l’on n’a physiquement vu crée l’effet, comme dans les illusions d’optique (voir ci-dessous le fameux motif de Kanizsa).

Aucun triangle blanc n'est posé sur des disques noirs (remarquez qu'en guise d'illustration, ici, n'importe quel dessin aurait pu faire l'affaire)

Par-delà nos limites humaines, le problème est d’ordre informationnel : ramasser un ensemble d’anecdotes dans une histoire permet de réduire la dimensionnalité de l’ensemble d’informations à mémoriser. Lier des faits bruts par une relation causale met de l’ordre et donne un sens à ce qui n’en a pas forcément – d’où l’attrait pour les théories du complot sursignifiantes ! Suggérer des significations facilite donc à la fois la compréhension et la mémorisation.

Cette simplification par le biais de causalités et de narrations laisse de côté non seulement la complexité chère à Edgar Morin, mais aussi les cygnes noirs : nous imaginons le passé plus prévisible et moins aléatoire qu’il n’est vraiment. Les histoires ne nous paraissent pas en être lorsque nous les vivons ; c’est le fait de les raconter qui enferme notre passé dans une trame narrative (que nous renforçons à mesure que nous la répétons). L’Histoire contée par les livres est toujours réductrice.

Bilan d’étape

D’une manière générale, il semble que nos erreurs proviennent d’une mauvaise utilisation des deux systèmes de pensée que les scientifiques ont mis en évidence :

  • d’un côté, un mode de pensée fondé sur l’expérience et l’intuition (responsable de nos émotions, qui sont autant de raccourcis façonnés par notre cerveau pour activer plus rapidement un ensemble de comportements)
  • de l’autre, un mode de pensée réflexif, rationnel, qui fait bon usage de la logique et du raisonnement

La plupart de nos erreurs proviennent de l’utilisation du premier système, quand c’est le second qui devrait être utilisé. Mais il nous est difficile de nous en apercevoir : le recours au premier système est largement inconscient ! Souvent, nous croyons utiliser le second, alors que c’est le premier qui nous a fait parvenir à nos conclusions ; la pensée rationnelle est certes mobilisée, mais uniquement pour tenter de justifier a posteriori une décision déjà prise par notre inconscient ! Notre cerveau nous pousse à nous raconter des histoires à nous-mêmes

Dans notre prochain article, nous verrons comment l’absence de prise en compte des cygnes noirs influe sur nos capacités prédictives… Et apprendrons à nous protéger de nos erreurs.

Auteurs : et

Tags : , , , , , , , , , , , , , , , ,

Les commentaires sont clos.